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Un «modèle allemand» qui brise les chômeurs

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Après son licenciement, une Allemande résidant en Lorraine a découvert que la politique sociale de son pays était bien moins protectrice que celle de la France.

Steffi (le prénom a été modifié), la soixantaine, est allemande. Célibataire, elle réside depuis le début des années 1990 à Grosbliederstroff, un petit village de Moselle. Elle parcourt tous les matins la dizaine de kilomètres la séparant de Sarrebruck, en Allemagne, où elle exerce la profession de comptable dans une agence de voyage. Elle est classée dans la catégorie des travailleurs transfrontaliers atypiques : elle réside «à l’étranger» mais rejoint son pays natal tous les jours pour y travailler. Jusqu’en mars 2009.

Les nouveaux propriétaires de son agence ont alors décidé d’«externaliser» le service de comptabilité — comprendre : licencier ses employés. Crise économique, explosion des réservations de voyage par Internet... Il faut tailler dans le tas pour survivre. Après 40 ans passés dans la même entreprise, Steffi se retrouve au chômage, désemparée : «Pendant les sept mois de préavis, j’ai travaillé en sachant que j’allais me faire virer. Tous les autres se sont mis en maladie. Moi, j’ai bossé jusqu’au dernier jour pour la boîte qui allait me licencier. Et puis je me suis retrouvée à la maison, en ne sachant pas quoi faire. J’avais des tas de livres sur l’art, que je me promettais de lire depuis des années sans trouver le temps. Là, j’avais le temps, mais plus l’envie.»

Cinq propositions d’emploi en deux ans

Sans perspective d’emploi immédiate, Steffi doit s’inscrire dans une agence pour l’emploi. En tant qu’Allemande résidant en France, elle a le choix : effectuer les démarches dans son pays d’accueil ou d’origine.

Elle décide de s’adresser à la Bundesagentur für Arbeit (BA), l’agence pour l’emploi allemande, malgré les désavantages :
• en Allemagne, les chômeurs de plus de 55 ans n’ont droit qu’à un an et demi d’allocations chômage, contre trois ans en France ;
• en Allemagne, les impôts étant retirés à la source, les allocations chômage sont calculées sur la base du salaire net. Steffi est imposée en France, mais la BA a calculé ses allocations comme si elle payait ses impôts en Allemagne. En clair, l’agence pour l’emploi a déduit des «impôts fictifs» de son salaire. Résultat : des allocations bien inférieures à celles que Steffi aurait perçues en France.

Steffi était consciente des sacrifices financiers auxquels elle consentait. Mais selon sa sœur, la décision semblait rationnelle : «Steffi pensait qu’en s’inscrivant dans son pays d’origine, elle aurait des formations plus adaptées, plus d’opportunités d’emploi. Surtout qu’elle doutait de se voir proposer un poste en Allemagne depuis le Pôle emploi français. Elle a renoncé à beaucoup d’argent [près de 500 euros mensuels selon elle, ndlr] et à de nombreux mois d’allocation chômage dans l’espoir de retrouver un travail plus rapidement.»

Malheureusement pour Steffi, sa prise de risque ne sera pas récompensée : «En deux ans, la Bundesagentur für Arbeit m’a fait cinq propositions. Rien dans mes compétences.»

«Je voulais que ça s’arrête»

Steffi ne se décourage pas. Elle épluche les journaux à la recherche de petites annonces, elle compulse les sites spécialisés, elle rédige plus d’une centaine de lettres de motivation et envoie des candidatures spontanées aux entreprises qui l’intéressent, suit des formations... Sans succès : «Je recevais des réponses polies me disant qu’il n’y avait pas de travail pour moi. Dans mon désespoir, je me suis inscrite dans une agence d’intérim. Contrairement à la France, les intérimaires sont très mal payés en Allemagne, mais je voulais travailler.»

Ces deux ans sont, en plus, marqués par une bataille judiciaire épuisante. En Allemagne, l’indemnisation de licenciement n’est pas automatique : elle s’obtient devant le tribunal. Selon la loi, les employés ont droit à un demi-mois de salaire par année travaillée. Avec 40 ans d’ancienneté, Steffi aurait dû toucher 20 mois de salaire. Une douce illusion. «Mon employeur a plaidé la crise. Il a expliqué qu’en payant la totalité de mon indemnité de licenciement, il mettait son agence en danger. Le juge a proposé un arrangement : quatre mois de salaire. J’ai accepté tout de suite parce que je n’en pouvais plus, je voulais que ça s’arrête. Mon ancien employeur ? Il a demandé à réfléchir ! Lui, il me proposait deux mois d’indemnité. Deux mois pour 40 ans de services !»

L’Allemagne la prive d’allocations chômage

Fin 2010, une mauvaise chute, elle se brise le poignet. Elle craque : «J’ai été en arrêt maladie pendant un an. A cause de ma main, mais surtout parce que j’étais en dépression. J’étais finie. Mes nerfs ont lâché. Je n’en pouvais vraiment plus. Tout était tellement désespérant, tellement décourageant...»

Son assurance maladie prend le relais des allocations chômage pendant son arrêt. En novembre 2011, elle fait signer un certificat d’aptitude au travail : «J’ai décidé de postuler aux mini-jobs à 400 euros par mois. L’Agence pour l’emploi pense que ça permet de remettre un pied dans le monde du travail. Il paraît que certains ont un vrai poste au bout. Moi, je voulais juste travailler. J’aurais fait n’importe quoi pour ça.»

Lorsqu’elle souhaite renouveler son inscription au Pôle emploi allemand, elle apprend qu’elle ne touchera plus ses allocations chômage. Un règlement européen, intervenu en mai 2010 durant sa convalescence, impose aux frontaliers de réclamer les allocations dans le pays où ils habitent. Steffi raconte : «Normalement, j’avais encore droit à trois mois d’allocation, mais ils n’ont rien voulu entendre. J’étais à leur merci. J’ai commencé par râler, puis je me suis résignée. J’ai fait transférer mon dossier à Pôle emploi en France.»

Nouvel échec. Steffi n’a pas droit aux allocations chômage en France, car elle ne s’est pas inscrite à Pôle emploi dès la perte de son travail. Elle ignorait qu’elle devait signaler son licenciement à son pays de résidence : «Personne ne me l’a dit, nulle part. L’Agence pour l’emploi allemande connaissait ma situation, elle aurait dû me prévenir.»

«Vive la France !»

En décembre 2011 et janvier 2012, Steffi ne touche plus rien : aucune aide, aucune allocation. Elle n’a même plus d’assurance maladie. Les yeux rougis, elle explique avec difficulté : «J’ai vécu grâce à ma famille : ma sœur, mon beau-frère, ma mère. Le crédit pour mon appartement, je l’ai payé avec mes économies. Heureusement.» Sa sœur s’emporte : «Et si elle n’avait pas eu de famille pour la soutenir, si elle n’avait pas eu de logement, elle aurait fait comment ? Au bout d’un moment, tu perds tout, tu te retrouves sous un pont, tu vis dans la rue !»

En janvier, des voisins français conseillent à Steffi de demander de l’aide en France : à la Caisse d’allocations familiales et à la Caisse primaire d’assurance maladie. Elle est assurée, provisoirement. Un soulagement : «Je ne savais pas que tout le monde avait droit à une couverture sociale. J’avais envie de hurler “Vive la France !”»

Un peu requinquée, elle décide de réclamer à l’Allemagne ses trois mois d’allocations chômage. Elle entre en contact avec le Comité de défense des travailleurs frontaliers de la Moselle (CDTFM), une association créée en 1973 qui lutte pour les droits des travailleurs frontaliers mosellans et allemands. Sur les quelque 23.000 actifs qui traversent la frontière chaque jour, plus de 10.000 y sont affiliés.

Le Comité accepte de l’aider. Son avocat envoie une lettre à «Bruxelles», au service de coordination de la Sécurité sociale et des Affaires sociales, qui analyse les problèmes rencontrés par les citoyens européens. La réponse est claire : «Oui, l’Allemagne devrait payer.» Le CDTFM transfère le courrier à la Bundesagentur für Arbeit. La réaction est quasi-immédiate : Steffi touchera, rétroactivement, les allocations refusées quelques mois plus tôt. Elle ressent la nouvelle comme une véritable victoire : «Le fait que je puisse toucher mes droits, je le dois à cette association française. Ses membres s’engagent de manière totalement désintéressée pour les personnes en difficulté. Et si l’Agence pour l’emploi allemande avait refusé de payer, le Comité aurait assumé les frais d’avocat pour mener une action en justice à mon bénéfice.»

«L’Allemagne qui résiste à la crise ? Un mythe !»

Des cas comme celui de Steffi, le Comité de défense des travailleurs en traite des centaines chaque année. Les permanences hebdomadaires, dans la ville de Sarreguemines, sont bondées. Des dizaines de personnes viennent requérir les conseils des bénévoles de l’association.

Arsène Schmitt, syndicaliste et président du CDTFM, affirme que la crise a engendré des situations dramatiques dans la région frontalière Moselle-Sarre. «Nous nous battons, nous dénonçons cette Europe du capital, cette machine de guerre contre les travailleurs. C’est un carnage social en ce moment, on est en train de détruire nos acquis, nos droits, nos retraites.»

Et ces difficultés ne sont pas propres aux travailleurs français. Les Allemands aussi sont durement touchés, regrette Arsène Schmitt dans un rire désabusé : «L’Allemagne va bien ? Pas du tout ! Les médias relaient des informations qui ne tiennent pas debout. Cinq à six millions de personnes travaillent pour des mini-salaires de 400 euros. On parle de pauvreté dans la vieillesse, de retraités qui doivent chercher des jobs pour survivre, de travail précaire. L’Allemagne qui résiste à la crise ? C’est un mythe. En tout cas pour les travailleurs.»

Outre-Rhin, on a fait face à la crise avec plus de réussite, certes. Mais les classes moyennes et les ouvriers ont assumé les conséquences d’une politique sévère. Près de 7 millions de personnes ont un salaire inférieur à 8,50 euros de l’heure. Et 20% des salariés des PME allemandes se débrouillent avec moins de 10,36 euros horaires.

Du travail, enfin

Entre-temps, Steffi a retrouvé un emploi de comptable. Au début, c’était un mini-job à 400 euros, mais elle a demandé à son employeur de lui accorder un mi-temps. Aujourd’hui, elle travaille 20 heures par semaine. Son salaire est très inférieur à ce qu’elle gagnait il y a trois ans, mais elle s’en satisfait. Elle se dit «heureuse», «reconnaissante» envers son employeur.

On la sent encore fragile, prête à craquer. Sa voix n’est pas très assurée quand elle évoque ses difficultés, ses mauvaises expériences : «C’était dur pour les nerfs. Pas seulement pour moi, mais pour toute ma famille. Je suis brisée. Trois ans après, quand je repense à la manière dont je me suis fait jeter, à ce que j’ai dû traverser... A l’Agence pour l’emploi allemande, quand je me suis inscrite, j’ai été traitée comme une moins que rien. Par la suite, j’ai eu de la chance, mes conseillers étaient avenants. En France, j’ai toujours été bien reçue. Mais ces mois ont été terribles. J’étais assise à la maison, je ne faisais rien. J’étais gênée de toucher des aides, j’avais honte, mais je devais les accepter pour vivre.»

«Un chômeur seul, son monde s’écroule»

Aujourd’hui, elle reconnaît avoir retrouvé une certaine indépendance. Elle n’est pas tout à fait sortie de la galère pour autant. Elle doit encore «se battre jusqu’à la retraite, à 65 ans et six mois», avec son petit salaire. «Une chance que je sois déjà si vieille !», rit-elle.

Pendant toute la durée de l’entretien, sa sœur reste à ses côtés. Elle complète ses propos quand Steffi hésite, s’emmêle, s’émeut. Steffi, d’ailleurs, sait qu’elle peut compter sur elle. Elle en a conscience, la plupart des personnes en difficulté n’ont pas un tel soutien : «Je ne meurs pas de faim, je pars tous les ans en vacances payées par ma sœur. Mais un chômeur tout seul, son monde s’écroule. En Allemagne, tu n’as même pas de tarifs préférentiels pour les chômeurs comme en France, tu ne peux plus rien te permettre. Tu es isolé socialement.»

Malgré – ou grâce à – ses nombreux travailleurs désemparés, au chômage ou accrochés à des mini-jobs, l’Allemagne affiche un taux de chômage envié par l’ensemble de la zone euro : moins de 7% de la population active. En fait, elle compte tellement "peu" de chômeurs qu’elle annonçait, l’année dernière, un plan de restructuration inédit : la suppression de 10.000 postes au sein de son Agence pour l’emploi d’ici à l’horizon 2015...

(Source : Rue89)

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Mis à jour ( Lundi, 19 Novembre 2012 05:45 )  

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