C'est peu dire que la flexibilité du marché du travail est l'un des grands classiques du débat français. Voilà près de trente ans que la controverse rebondit sans cesse, alimentant périodiquement des négociations entre les partenaires sociaux, et tout autant de projets de loi portés alternativement par la droite et par la gauche, prétendant dessiner les contours d'un «compromis historique».
Pour cerner les véritables enjeux de la nouvelle confrontation qui s'est achevée les 10 et 11 janvier entre le patronat et syndicats, le mieux est donc de jeter un regard rétrospectif sur les joutes de ces trois dernières décennies. Car on peut y déceler tous les mensonges qui ont été proférés au nom de la flexibilité ; toutes les promesses qui ont été faites et jamais tenues. Cela éclaire d'ailleurs le risque social majeur pris par le gouvernement socialiste, dès l'été dernier, quand il a suggéré aux partenaires sociaux de trouver un accord sur le sujet, faute de quoi il préparerait de son propre chef un projet de loi.
Il y a d'abord les premières escarmouches, à la fin des années 70. Le Premier ministre de l'époque, Raymond Barre, cherche à donner les premiers coups de boutoir contre le code du travail en créant des formes d'emploi précaire, connues sous le sobriquet de «stages Barre». Mais la tentative fait long feu. Présentant au pays leurs «110 propositions», les socialistes y consignent cette exigence — pour être précis, c'est la 22e proposition : «Le contrat de travail à durée indéterminée redeviendra la base des relations du travail». Avec la victoire de la gauche en 1981, la flexibilité marque donc une pause. Mais elle est de courte durée. Car, dès 1984, le CNPF (l'ancêtre du Medef) repart à la charge. Son président d'alors, Yvon Gattaz [1], promet que les entreprises créeront des centaines de milliers d'emplois nouveaux, qu'il dénomme sans trop de gêne des Enca (pour «emplois nouveaux à contraintes allégées»), si la puissance publique engage une forte déréglementation du marché du travail. Il s'agit en fait d'un marché de dupes car, dès l'alternance de 1986, Jacques Chirac satisfait la revendication patronale. Le code du travail est donc fortement assoupli, avec notamment à la clef la suppression de l'autorisation administrative préalable de licenciement. Mais les centaines de milliers d'emplois promis, nul n'en voit la couleur.
Il n'empêche ! A compter de ces années 1986-1988, la course à la flexibilité est lancée. Et tout le monde veut y participer. La droite aussi bien que la gauche. C'est ainsi Martine Aubry, ministre du Travail, qui organise dès 1992 les premiers allégements de "charges" sociales pour favoriser le travail à temps partiel féminin — travail à temps partiel qui jouera un rôle crucial dans l'envolée de la précarité. Puis Lionel Jospin, devenu Premier ministre, oublie opportunément qu'il avait promis avant les législatives de 1997 le rétablissement de l'autorisation préalable de licenciement. Dans la foulée, il envisage deux projets de loi pour taxer les entreprises qui recourent exagérément au travail précaire, mais renonce finalement à les présenter...
Puis viennent les charges multiples de la droite. Avec la création du contrat dit «de mission», promu par Nicolas Sarkozy. Avec le nouveau système de rupture conventionnelle. Bref, c'est un véritable séisme qui ébranle le marché du travail. Quand, en 1981, les socialistes énoncent leur 22e proposition, ils ne font que codifier la réalité de l'époque : neuf emplois créés sur dix sont alors des CDI. Mais trois décennies plus tard, après des coups de boutoir innombrables contre le code du travail, la proportion s'est inversée : aujourd'hui, en France, quand dix emplois sont créés, neuf relèvent de ce que les statisticiens appellent des «formes particulières d'emploi». Traduction, il s'agit de CDD, de missions d'intérim, de travail à temps partiel, de stages… mais pas de CDI.
La promesse de Gattaz sur la flexibilité n'a donc pas été tenue. Car la réforme du marché du travail était supposée être la condition impérative pour sortir la France du chômage. On connaît la ritournelle : si le code du travail est assoupli, les entreprises embauchent plus facilement. Or, de nombreuses études établissent que l'équation ne fonctionne pas de la sorte. La véritable équation, la voici : si le marché du travail est assoupli, les entreprises embauchent en effet plus vite en période de croissance mais licencient aussi plus vite en période de stagnation ou de récession, et au final — et c'est tout le problème — le stock total d'emplois sur longue période n'est pas augmenté.
C'est ce qu'enseignent ces trois dernières décennies : la flexibilité ne stimule pas l'emploi, mais seulement — ce qui n'a strictement rien à voir — l'emploi… précaire. Pourquoi, dès lors, le gouvernement a-t-il voulu mettre de nouveau le doigt dans cet engrenage ? Dans un pays qui compte 5 millions de chômeurs et bientôt 10 millions de pauvres, dont 2 millions disposent pourtant d'un travail, y a-t-il une urgence à vouloir assouplir de nouveau le régime qui encadre les plans sociaux ou à aménager encore une fois les procédures de licenciement individuel ? Même si les charlatans de la flexibilité promettent que cela résorbera le chômage, nul n'est obligé de les croire...
(Source : Marianne)
[1] Yvon, papa de Pierre, actuel prétendant à la succession de Laurence Parisot, chantre de la précarité.
«Il est vrai que les mots tendent à perdre leur sens. Déjà parlait-on de "plans sociaux" pour dire licenciements; désormais, "sécurisation de l’emploi" désigne la flexibilité.» (Martine Bulard - Le Monde diplomatique, janvier 2013)
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