Connaissez-vous la paroisse de Saint-Précaire ? Même sans guide, vous n’aurez pas de mal à la trouver et le jour où vous y arriverez, vous aurez de bons motifs de désespoir.
Car dans la paroisse de Saint-Précaire il n’y a pas de place pour l’espérance. La grande majorité des paroissiens y travaille pour un salaire de misère afin d’assurer les privilèges du haut clergé. Ce haut clergé a remplacé la théologie par l’économie.
Les chiffres de la croissance étincellent dans la paroisse de Saint-Précaire. Le budget y est toujours excédentaire. Comment est-ce possible ? C’est simple. Baissez les salaires. Et surtout, bannissez la solidarité. Finies toutes ces charges sociales coûteuses qu’il fallait verser, en des temps arriérés, à des retraités égoïstes, des chômeurs paresseux et des malades imaginaires ! Et vive la minorité privilégiée, triée sur le volet.
Le règne de TINA
A quoi l’église paroissiale consacrée à Saint-Précaire ressemble-t-elle ? Le bâtiment comprend seulement des murs élevés sans fenêtres ni toit pour protéger les paroissiens contre la pluie ou les ardeurs du soleil. N’essayez pas de les escalader, vous vous arracherez les ongles. Au-dessus de l’autel flottent les lettres TINA, ce qui signifie en latin moderne : There Is No Alternative — Il n’y a pas d’alternative [slogan politique attribué à Margaret Thatcher quand elle était Premier ministre du Royaume-Uni].
Mais ne croyez pas que la paroisse de Saint-Précaire est le fruit de l’imagination débordante d’un poète mélancolique. Elle existe vraiment. A Milan, en 2004, a eu lieu la première procession qui promenait l’icône de Saint-Précaire. Ce qui était frappant, c’était que le cortège était uniquement composé de jeunes, nouveaux diplômés, nouveaux actifs, nouveaux chômeurs. Ces jeunes imploraient la clémence de Saint-Précaire à ses pieds.
Je vous ramène à l’une des significations de precarius : obtenu par la prière ou la supplication. Les caprices de celui qui donne sont imprévisibles. Aujourd’hui, il laisse tomber de rares pièces d’or en Europe. Demain, il jette d’un geste désinvolte des pièces d’or encore plus rares à des Chinois ou des Nigérians. Cela s’appelle “la mondialisation”. Et la mondialisation, c’est l’avenir.
Zèle religieux aveugle
Ma thèse est la suivante. La crise économique et financière qui sévit déjà depuis quatre ans en Europe est utilisée pour détruire les fondements de la civilisation européenne, l’Etat-providence, la démocratie.
Est utilisée. Mais par qui ? Par la Commission européenne (Bruxelles) et la Banque centrale européenne (BCE), mais sans aucun doute aussi par le Conseil des ministres et, en dehors de l’Europe, par le Fonds monétaire international (FMI), bien que nous puissions constater qu’une lutte féroce sur les orientations à prendre fait rage au sein de cette dernière institution. De même, dans un trop grand nombre d’Etats membres de l’Union, des politiciens se comportent comme des missionnaires propageant le message destructeur avec un zèle religieux aveugle.
Les rangs des paroissiens grossissent. Chaque jour. En Espagne, au Portugal, en Grèce et en Italie, on voit comment le type d’économie que nous laissons sévir étrangle la jeunesse.
Mais il commence à faire jour. En novembre 2008, le penseur politique peut-être le plus important de l’Allemagne d’aujourd’hui, Jürgen Habermas, a parlé d’injustice sociale criante dans Die Zeit. Si Habermas n’était pas un homme aussi pondéré, je dirais que c’est un prophète. Les élites régnantes ont résilié unilatéralement leur grande convention tacite avec le citoyen. Elle était la suivante : la classe dominante peut amasser autant de richesse qu’elle le veut, tant que le citoyen lambda gagne correctement son pain et profite en outre aussi d’une sécurité sociale convenable. Cette convention a été rompue.
La technocratie plutôt que la démocratie
Selon les patrons de la BCE Mario Draghi, de la Commission José Manuel Barroso, et du Conseil Herman Van Rompuy, la fin de la crise se dessine à l’horizon. Mais les marchés financiers maintiennent l’Europe sous leur joug. L’Europe a beau se débattre avec fureur, la chance ne tourne pas. Ou alors pendant seulement trois heures, comme la fois où l’Espagne s’est vu octroyer 100 milliards d’euros par la BCE. Au mieux cela dure une journée, voire une semaine.
Depuis que Draghi a obtenu de son conseil d’administration que la banque puisse acheter des obligations d’État de pays en souffrance au moyen du Mécanisme de solidarité européen (MES) afin de faire ainsi résolument baisser les intérêts sur ces obligations, les marchés financiers semblent être un peu moins féroces. Qui s’étonnera encore de ce que les pays qui ont besoin de cet appui soient obligés de ramper, que la démocratie y cède par conséquent la place à la technocratie ?
Mais il y a autre chose. La décision de la BCE revient à créer de l’argent. C’est à peine une caricature de dire que Mario Draghi, si on en arrive là, va faire tourner la planche à billets. Et moi qui avais toujours pensé que c’était plutôt un truc pour des gens comme Mobutu.
Coups de fouet
Il n’y a pas que les populistes, les communistes ou les fascistes purs et durs qui sont parvenus à l’idée qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans la tactique et la stratégie européenne. Ce sont des citoyens paisibles et travailleurs qui sentent leur cœur se serrer d’angoisse, des citoyens qui ne désirent rien d’autre qu’un modeste logement, qui veulent avoir des enfants, un salaire permettant de faire vivre décemment leur famille. Mais ils ne nous accordent même pas cela, ils essaient de nous soutirer ce petit bonheur, ils nous poussent à coups de fouet vers la paroisse de Saint-Précaire.
Un travail payé à un prix équitable, une petite maison, une famille. C’est ce que j’appelle des souhaits rationnels. Mais il semble de plus en plus qu’une seule rationalité a droit à l’existence, c’est la rationalité économique qui dicte que les gens recherchent toujours le profit maximum pour soi.
Cette paix à la maison, dans son jardin et sa cuisine, cette ambition limitée mais soutenue démocratiquement n’a été possible que grâce à l’une des plus grandes performances de la civilisation européenne. Je veux dire l’état-providence ou simplement la sécurité sociale.
Ennemi de la civilisation
Nous devons qualifier, sans réserve, la sécurité sociale comme la Belgique, la Suède, la France, les Pays-Bas et jusqu’à récemment aussi l’Allemagne l’ont construite depuis le XIXème siècle et surtout au cours des années de l’après-guerre, de joyau de la civilisation européenne, aussi précieux que les joyaux des cathédrales françaises, les symphonies de Beethoven, les tableaux de Vermeer, le Faust de Goethe ou les romans de Camus. L’édification et la préservation de la sécurité sociale exigent une vision, de l’imagination, des connaissances techniques, de l’ingéniosité, de la rationalité ; exactement les facultés dont Beethoven avait besoin pour composer ses symphonies.
Si par conséquent monsieur Draghi dit dans le Wall Street Journal que le modèle social de l’Europe a déjà disparu et que le contrat social traditionnel du continent est dépassé, le grand patron de la BCE se désigne lui-même comme ennemi de la civilisation européenne. Draghi fait donc partie du haut clergé de la paroisse de Saint-Précaire.
(Source : PressEurop)
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