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Offres d'emploi non satisfaites, stats biaisées : Que cachent ces manipulations ?

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Pierre Concialdi, économiste, chercheur à l'IRES (Institut de Recherches Économiques et Sociales), co-animateur du collectif ACDC (les Autres Chiffres Du Chômage), nous soumet une analyse de la situation récemment publiée dans la revue Droit Social. Nous tenons-là une synthèse essentielle à laquelle il convient de donner le plus large écho (1).

En septembre 2007, quelques mois après son élection, Nicolas Sarkozy prononçait au Sénat un discours devant les journalistes de l’AJIS (Association des journalistes d’information sociale). Dans ce discours, il reprenait certains de ses propos de campagne pour définir les termes d’un «nouveau contrat social». Pour les chômeurs, le Président de la République souhaitait «une indemnisation du chômage plus juste et plus efficace». À savoir :
• «Une indemnisation qui doit dans certains cas être plus généreuse qu’aujourd’hui et qui couvrira une plus grande proportion de chômeurs, notamment les jeunes et les plus précaires».
• «Une indemnisation qui est parfois de plus courte durée pour éviter la perte des repères et le délitement du lien social».
• Et enfin, «une indemnisation qui s’interrompt quand le bénéficiaire refuse les offres valables d’emploi ou de formations qui lui sont proposées».

Depuis, Nicolas Sarkozy a multiplié les déclarations sur les chômeurs, sans plus guère mentionner la nécessité d’améliorer l’indemnisation des «jeunes» et des salariés «les plus précaires». Jusqu’à l’intervention télévisée du mois d’avril dernier où il a encore insisté sur la nécessité de sanctionner les chômeurs qui n’accepteraient pas d’offres valables d’emploi. [...]

En réalité, personne n’est dupe, comme le soulignent les titres de la presse sur la «chasse aux chômeurs». Encore une fois, la guerre contre le chômage se transforme en une guerre contre les chômeurs. Il n’y a là rien de bien nouveau et certainement pas de «rupture» avec les politiques de ses prédécesseurs. À peine arrivé au gouvernement, en septembre 1995, Alain Juppé avait relancé la chasse aux «tricheurs» en créant une mission parlementaire chargée de rechercher les prétendus abus perpétrés par les allocataires des différentes prestations du système de protection sociale. Quelques années auparavant, dans la gauche de gouvernement, Michel Charasse tenait un discours semblable en estimant qu’il y avait 700.000 «faux chômeurs» au début des années 1990, au motif qu’il y avait une divergence entre le chiffre du chômage, l’indicateur BIT, et le nombre de personnes inscrites à l’ANPE. L’idée que les chômeurs seraient davantage responsables de leur situation qu’ils ne subiraient le chômage n’a donc rien de neuf.

Dans cet article on démontrera, d’une part, que cette idée repose sur un constat simpliste dénué de fondement et, d’autre part, qu’elle relève d’une vision passéiste du fonctionnement du marché du travail où il existerait une frontière nette entre le chômage et l’emploi, alors que depuis trente ans ces frontières sont de plus en plus brouillées. Si l’on fait l’hypothèse raisonnable que ces erreurs de diagnostic ne sont pas dues à l’ignorance, on en vient à la conclusion que la confusion ainsi introduite dans l’analyse du chômage révèle le caractère idéologique de la chasse aux chômeurs qui s’intensifie aujourd’hui.

Le mythe des offres d’emploi «non satisfaites»

Environ 2 millions de chômeurs d’un côté, 500.000 offres d’emploi «non satisfaites» de l’autre : ces chiffres sont martelés à l’opinion publique pour nourrir l’idée que des emplois existent et que certains chômeurs pourraient les occuper. Sous-entendu : si ces emplois ne sont pas occupés, c’est bien qu’une partie des chômeurs ne «veulent pas travailler». C’est d’ailleurs explicitement en ces termes que le Président de la République s’est exprimé dans son intervention télévisée du 24 avril dernier pour stigmatiser les chômeurs. «Il y a 500.000 offres d'emploi pas satisfaites avec 1,9 million de chômeurs. L'immense majorité des chômeurs essayent de trouver un emploi, mais certains ne veulent pas se mettre au travail, c'est une minorité qui choque», a ainsi soutenu M. Sarkozy. On a là, effectivement, des chiffres choc : 500.000 sur 1,9 million, cela fait plus d’un quart. Il ne s’agit pas de quelques brebis égarées mais d’un véritable troupeau réfractaire qui justifie, par conséquent, des sanctions. Le problème est que ce rapprochement, s’il peut frapper l’opinion publique, n’a guère de sens.

Il y a d’abord une contradiction logique dans ce raisonnement. Car si l’immense majorité des chômeurs essaie de trouver un emploi, on ne voit pas pourquoi 500.000 offres d’emploi resteraient «non satisfaites» seulement du fait de l’existence de la minorité de ceux qui «ne veulent pas se mettre au travail». Cela voudrait dire que ces 500.000 offres d’emplois seraient uniquement destinées, en quelque sorte, aux chômeurs… qui ne voudraient pas travailler. On voit bien que ce raisonnement ne tient pas debout. Dans cette logique, aussi longtemps que le stock des offres «non satisfaites» reste inférieur à celui de la majorité des chômeurs (ceux «qui essayent de trouver un emploi»), il ne devrait tout simplement pas y avoir d’offres «non satisfaites». Il faut donc chercher ailleurs l’origine de ce chiffre.

On pense d’abord aux statistiques de l’ANPE qui sont les seules disponibles en matière d’offres d’emploi. Première difficulté : il n’existe pas de comptage des offres d’emploi «non satisfaites». L’ANPE recueille bien des offres d’emplois de la part des entreprises mais, dans le vocabulaire tout comme dans les statistiques de l’agence, ces offres sont soit satisfaites, soit annulées. Le taux de satisfaction des offres est le rapport entre les emplois pourvus et le volume des offres enregistrées au cours d’une période ; il s’élève aujourd’hui à environ 90%. Les offres qui ne sont pas satisfaites sont annulées, soit parce que le poste a été pourvu en interne, soit parce que l’employeur a renoncé au recrutement (par exemple en raison d’un chantier prévisionnel non confirmé).

Pour autant, il existe bien à tout moment un stock d’offres en attente d’être satisfaites, mais pour une raison très simple et qui ne tient pas au comportement d’une minorité de chômeurs. De même qu’il existe une part de chômage «frictionnel» lié au temps nécessaire à un travailleur pour passer d’un emploi à un autre, il existe toujours un volant d’emplois non pourvus ou vacants en raison du délai nécessaire aux entreprises pour embaucher des salariés sur ces emplois. La statistique de l’ANPE sur les offres d’emplois ne correspond pas véritablement à ce concept d’emplois vacants. Mais le dénombrement du stock d’offres disponibles à un instant donné en fournit une approximation. Le volume de ces emplois vacants serait-il «trop» élevé ? Tous les indicateurs disponibles montrent que non.

Les 500.000 offres «non satisfaites» ne reposent sur aucune base statistique sérieuse

Une étude présentée en mars dernier par l’ANPE au CNIS (Conseil national de l’information statistique) dresse un bilan complet et actualisé des offres d’emploi gérées par l’agence. Au cours de l’année 2007, plus de 3,7 millions d’offres d’emploi ont été déposées par les entreprises à l’ANPE. S’il fallait, en moyenne, une année pour satisfaire une offre d’emploi, l’ANPE aurait eu à tout moment en «stock» un volume d’offres à peu près équivalent. C’est loin d’être le cas car la plupart des offres sont très rapidement satisfaites, ce qui explique que leur nombre peut varier assez sensiblement selon la date d’observation retenue. Aujourd’hui, environ 300.000 offres d’emploi sont disponibles. L’étude de l’ANPE effectue une moyenne sur 24 mois (années 2006 et 2007) et évalue sur cette base le stock moyen d’offres à 420.000 emplois sur cette période. Ceci traduit simplement le fait qu’il a fallu, en moyenne sur cette période, un peu moins d’un mois et demi pour satisfaire une offre d’emploi. On pourrait bien sûr essayer de réduire encore davantage ce délai. Cela diminuerait le stock moyen d’offres disponibles… mais cela ne créerait pas davantage d’opportunités d’emplois pour les demandeurs inscrits à l’ANPE.

Considérer qu’il faudrait aboutir à un stock zéro confinerait à l’absurde. Ce stock d’offres d’emplois représente environ 1,5% de l’ensemble des emplois salariés, ce qui est très faible. Rappelons que, du côté du chômage, l’objectif du gouvernement est de revenir à un taux de 5% supposé correspondre au «plein emploi». On peut discuter le niveau de cet objectif de «plein emploi», comme on le verra. Mais, en tout état de cause, selon les critères fixés par le gouvernement lui-même pour le chômage, un taux plus de trois fois plus faible pour les offres d’emploi ne peut être considéré comme problématique.

Les statistiques disponibles par ailleurs au travers des enquêtes ACEMO réalisées par le ministère du travail chiffrent le volume des emplois vacants à un niveau encore beaucoup plus faible. D’après une étude de l’Unedic reprenant un constat établi par l’OCDE, la France se situe parmi les pays où le taux d’emplois non pourvus (0,6%) représente une proportion très faible (moins de 7%) du nombre de chômeurs (voir tableau en commentaire - NDLR).

Une première conclusion s’impose donc : le chiffre de 500.000 offres d’emplois «non satisfaites» ne repose sur aucune base statistique sérieuse. S’il s’agit d’appréhender le volume des emplois vacants ou non pourvus, les statistiques disponibles débouchent sur des ordres de grandeur bien plus faibles. Et surtout, ces indicateurs ne sont certainement pas le signe qu’une proportion importante de chômeurs ne voudraient pas travailler. Toutes les enquêtes montrent, au contraire, que le retour à l’emploi constitue l’objectif prioritaire des chômeurs.

Le plein emploi libéral : partager le chômage

En mettant en regard des 500.000 offres d’emploi prétendument «non satisfaites» le chiffre de 1,9 million de «chômeurs», on procède à une comparaison grossièrement biaisée. Le chiffre de 1,9 million ne correspond pas au nombre de chômeurs : ce dernier s’élevait au quatrième trimestre 2007 à plus de 2,2 millions. Le chiffre de 1,9 million correspond en fait au nombre de demandeurs d’emploi de catégorie 1 inscrits en métropole (avec les DOM, il faudrait ajouter plus de 100.000 personnes supplémentaires). Tous ces demandeurs d’emploi ne sont pas nécessairement des chômeurs (au sens du BIT), en particulier parce qu’une proportion non négligeable travaille chaque mois : environ 16% fin 2007, soit un peu plus de 300.000 personnes.

Le point commun de ces demandeurs d’emploi de catégorie 1 est de rechercher un emploi à temps complet à durée indéterminée. Or, parmi les offres déposées à l’ANPE, seule une minorité pourrait correspondre à ces critères. Les statistiques de l’ANPE distinguent les offres concernant des emplois durables, des emplois temporaires ou des emplois occasionnels. Le volume des offres concernant les deux dernières catégories (emplois temporaires ou occasionnels) a dépassé 2 millions sur l’ensemble de l’année 2007, sur un total de 3,7 millions d’offres déposées. Et la notion d’emploi durable ne correspond qu’imparfaitement aux critères d’emploi des demandeurs de catégorie 1 puisqu’un emploi est considéré comme durable si sa durée excède 6 mois. Un CDD de plus de 6 mois est donc classé dans cette catégorie.

10 fois plus de demandes d’emploi que d’offres disponibles

En toute rigueur, il faut donc comparer le total des offres d’emplois au volume total des demandes. La comparaison prend alors une toute autre allure. Il y a aujourd’hui environ 10 fois plus de demandes d’emploi que d’offres d’emplois. Ce déséquilibre massif traduit bien l’ampleur des difficultés d’emploi que connaissent les salariés. Comme on l’a vu, le taux d’emplois non pourvus est faible et, même en supposant qu’on réduirait d’un tiers le délai de satisfaction des offres, on aurait au plus quelques dizaines de milliers d’emplois supplémentaires. En cette période de pénurie massive d’emplois ce n’est pas rien. Mais c’est loin d’être à la hauteur des enjeux. Car il resterait toujours un excédent considérable des demandes sur les offres.

Aller vers le plein emploi nécessite de renverser ces proportions : on en est encore très loin. Lord Beveridge, le père de la sécurité sociale britannique, résumait cet objectif d’une formule : «Ce ne sont pas les hommes qui devraient attendre mais les emplois». Son approche du plein emploi insistait aussi sur la dimension qualitative des emplois créés, préoccupation que l’on retrouve dans les réflexions récentes des statisticiens du travail sur la mesure du sous-emploi et la notion d’emploi inadéquat. C’est à cette aune que l’on peut mesurer aujourd’hui la pertinence des politiques d’emploi. Cela conduit à fortement relativiser les déclarations d’autosatisfaction du gouvernement sur la baisse du chômage et les créations d’emplois.

À ces bouts d’emplois correspondent des miettes de salaire

Sur les créations d’emplois, la ministre Christine Lagarde a annoncé le chiffre de plus de 300.000 créés en 2007. Sans discuter ici cette estimation, qui reste très fragile, toute la question porte sur la qualité des emplois créés, notamment dans le cadre du plan Borloo. Une étude réalisée sur les «services à la personne» par un groupe de chercheurs montre que les emplois créés dans ce secteur sont de très courte durée et correspondent à environ un tiers temps. Quelle part ces emplois de «services à la personne» représentent-ils dans l’ensemble des créations d’emplois ? On ne dispose pas de statistique précise car les contours de ces emplois sont devenus beaucoup plus flous, ce qui rend de plus en plus difficile leur repérage à travers les statistiques usuelles. D’après Florence Jany-Catrice, spécialiste de ces questions et qui a contribué au rapport précité, environ 60% des emplois créés entre 2005 et 2006 l’auraient été dans ce secteur des «services à la personne». Pour 2007, on n’a guère d’estimation, mais il n’y a pas de raison de penser que cette tendance se serait infléchie de façon notable.

Dans cette hypothèse, le volume des emplois créés en équivalents temps plein serait bien plus faible que les quelques 300.000 emplois avancés par le gouvernement. Il s’agit peut-être là d’une hypothèse haute, mais elle apparaît relativement cohérente avec la hausse du sous-emploi observée en 2007 (par rapport à 2006, environ 100.000 personnes supplémentaires ont été comptabilisées en sous-emploi en 2007). À ces bouts d’emploi correspondent évidemment des miettes de salaire : les salariés des particuliers employeurs perçoivent un salaire médian ANNUEL de 1.600 €…

Plus globalement, les résultats du gouvernement en matière d’emploi et de chômage sont loin d’être aussi satisfaisants qu’il ne le proclame. Après la controverse sur les chiffres du chômage qui avait pris place au moment de la campagne présidentielle, plusieurs études et rapports sont venus apporter des réponses et confirmer l’analyse développée à l’époque par le collectif ACDC. La controverse qui avait pris place au moment de la campagne présidentielle portait sur deux points : à partir de quand le chômage a-t-il commencé à baisser, et de combien ? Les analyses et les rapports qui ont été produits depuis un an montrent que les critiques du collectif ACDC étaient tout à fait fondées. Le chômage n’a commencé à baisser qu’à partir de l’année 2006 (et non depuis 2005) comme le prétendait à l’époque le gouvernement. Par ailleurs, la baisse a été deux fois moins forte que ne l’indiquaient à l’époque les chiffres gouvernementaux. En chiffres arrondis, le taux de chômage a baissé d’un point en 2006-2007 et non de deux. Cela signifie qu’il y avait environ 200.000 chômeurs de plus que ne le prétendait le gouvernement.

Une décrue historique du chômage : entre 1997 et 2002

Plus généralement, les déclarations d’autosatisfaction gouvernementale sur le niveau historiquement faible du taux de chômage doivent être largement relativisées, pour au moins deux raisons. Premièrement, le taux de chômage moyen en 2007 était très légèrement supérieur à celui observé en 2002 (8% contre 7,9%), ce qui correspond à un peu moins de 100.000 chômeurs supplémentaires. La décrue «historique» du taux de chômage s’est, en réalité, produite entre 1997 et 2002 : le taux de chômage est passé de 10,8% en 1997 (soit le niveau le plus élevé jamais atteint) à 7,8% en 2001 et 7,9% en 2002. À partir de 2002, le chômage a recommencé à augmenter et ce n’est que sur la dernière année du quinquennat de Jacques Chirac qu’il a baissé pour retrouver à peu près son niveau de 2002. Deuxièmement, dans le même temps, le sous-emploi a considérablement augmenté. Entre 2002 et 2007, plus de 200.000 salariés supplémentaires ont été comptabilisées dans le sous-emploi (soit un taux de sous-emploi de 5,5% en 2007 contre 4,9% en 2002). Bref, entre 2002 et 2007, le chômage n’a pas baissé et le sous-emploi a fortement augmenté.

Avec le développement du sous-emploi et, plus généralement, avec l’extension de la précarité sous toutes ses formes, il n’est plus possible de s’en tenir à un indicateur unique pour appréhender les questions d’emploi. Chômage, sous-emploi et emploi inadéquat : ces problèmes concernent aujourd’hui plus de 11 millions de travailleurs. On peut discuter la précision du chiffre. Mais, sauf à faire l’autruche, personne ne peut récuser la réalité que ces indicateurs désignent, à savoir le développement massif d’une précarité qui ronge le tissu social.

Une politique de plein emploi doit nécessairement prendre en compte cette réalité et s’affranchir de cette vision binaire et archaïque du marché du travail où il y aurait, d’un côté, le «mauvais chômage» et, de l’autre, le «bon emploi». Ce qui implique de ne pas réduire la politique de l’emploi à une vision purement quantitative. Pourtant, il faut bien constater que c’est le même discours libéral qui, d’un côté, dénonce une vision prétendument malthusienne de l’emploi pour tenter de critiquer – sans fondement – la politique de réduction du temps de travail et, de l’autre, propose aux salariés de partager, en quelque sorte, le chômage en multipliant les petits boulots. Avec la hausse massive du sous-emploi en 2007, c’est en tout cas clairement la direction qui a été prise.

Plus prosaïquement, les premières décisions du nouveau gouvernement ont aussi eu des conséquences macroéconomiques particulièrement défavorables à la croissance et à l’emploi. On s’en doutait un peu mais les dernières statistiques de l’INSEE en ont apporté la confirmation : en 2007, la croissance des revenus a été particulièrement inégalitaire. On a un signe très visible de cette tendance : alors que le pouvoir d’achat est devenue une des préoccupations majeures des Français, près d’un tiers de la croissance des revenus est allée nourrir l’épargne financière, c’est-à-dire celle qui se concentre sur les ménages les plus favorisés et celle, aussi, qui est totalement stérile pour l’emploi et la croissance.

De plus en plus de «chômeurs-travailleurs», signe de la précarisation

La vacuité des arguments avancés pour justifier des sanctions accrues à l’égard des chômeurs conduit à une hypothèse désagréable mais sans doute réaliste : le discours de culpabilisation à l’égard des chômeurs ne serait pas la conséquence du caractère de plus en plus «volontaire» du chômage mais, au contraire, une entreprise de nature idéologique visant à contraindre en premier lieu les chômeurs, mais de façon plus générale l’ensemble des salariés, à abaisser leurs prétentions salariales. Cette hypothèse est confortée par d’autres constats.

Premièrement, contrairement au discours ambiant selon lequel les chômeurs ne voudraient pas travailler, de plus en plus de «chômeurs» travaillent. À proprement parler, il ne s’agit pas de chômeurs mais de demandeurs d’emploi inscrits à l’ANPE, puisque la définition du chômage suppose de ne pas avoir travaillé, ne serait-ce qu’une heure, dans la semaine. Avec le délitement régulier de l’indemnisation du chômage, une nouvelle figure est ainsi apparue, celle du «chômeur-travailleur».

Aujourd’hui, parmi les demandeurs d’emploi inscrits à l’ANPE, plus du tiers travaille chaque mois ; cette proportion était de 5% en 1992. Cela peut concerner des demandeurs d’emploi non indemnisés (qui représentent plus de la moitié des demandeurs d’emploi), mais aussi des demandeurs d’emploi indemnisés. Ces derniers sont d’ailleurs davantage concernés par les activités réduites que les autres demandeurs d’emploi non indemnisables, ce qui contredit l’idée selon laquelle l’indemnisation dissuaderait de reprendre un emploi. Le nombre de ces «chômeurs-travailleurs» a quasiment doublé depuis le milieu des années 1990. Bref, les chômeurs travaillent de plus en plus, signe du développement de la précarité et du brouillage des frontières entre emploi et chômage.

Deuxièmement, en proclamant que les chômeurs ne pourraient pas refuser plus de deux offres valables d’emploi, le gouvernement laisse entendre que ce serait possible aujourd’hui, ce qui n’est évidemment pas correct. Jamais les chômeurs n’ont été «libres» de chômer tout en refusant les emplois qu’on leur proposerait. Tout le débat porte sur la définition des offres «valables» d’emploi. En laissant entendre que les chômeurs pourraient refuser des offres «valables» d’emploi, le gouvernement cherche en réalité non pas à mettre en place une obligation qui existe déjà mais à imposer de façon plus ou moins autoritaire une nouvelle définition de ces offres valables.
Le décret d’août 2005 avait déjà introduit certaines modifications dans les critères de l’emploi «acceptable» en mettant en avant deux critères principaux. Tout d’abord, il faut que l’emploi soit compatible «avec la spécialité ou la formation antérieure de l’intéressé». Il n’y a pas de référence à la formation initiale, ce qui n’est pas forcément une bonne chose. Les chômeurs suivent souvent des stages de perfectionnement sur un aspect de leur métier, ce qui peut alors être considéré comme une formation. Mais si on leur propose ensuite un métier qui se limite à cette formation, on va vers le déclassement ou la déqualification. La référence à la notion de formation sans autre précision introduit donc du flou, et ce flou peut permettre de faire davantage pression sur le chômeur puisqu’on peut lui proposer une gamme d’emploi plus étendue et qui ne correspond pas spécifiquement à son niveau initial de formation.

L’autre critère est la mobilité. L’offre d’emploi doit être compatible avec les possibilités de mobilité géographique du chômeur «compte tenu de sa situation personnelle et familiale et des aides qui lui sont proposées». Mais la mobilité, ce peut être l’ensemble de l’Union européenne, et le contenu des aides reste flou. Ce qui permet, là encore, de faire davantage pression sur les chômeurs et de les sanctionner plus facilement.

L’objectif est d’accélérer la course au moins disant salarial

Aujourd’hui, le projet gouvernemental est de franchir une étape supplémentaire dans le durcissement des critères de l’offre valable d’emploi afin de faire pression directement et fortement sur les salaires : baisse de salaire de 5% après 3 mois de chômage, de 30% après 6 mois. Il s’agit de pousser les chômeurs à prendre n’importe quel emploi, de façon à faire pression sur le marché du travail pour abaisser encore davantage les normes d’emploi et le niveau des salaires. L’objectif n’est pas de résoudre sérieusement la question du chômage mais d’accélérer la course au moins disant salarial.

Accentuer la pression qui pèse sur les chômeurs : l’idée n’est pas nouvelle. C’est le dernier avatar d’une politique systématique mise en place depuis une quinzaine d’années. Une note du collectif ACDC avait fait le point sur cette question. Le taux de radiation se situe aujourd’hui à un niveau structurellement très élevé. Le nombre de radiations a commencé à augmenter à partir du milieu des années 90. Cette hausse a été continue jusqu’en 2002. Puis cela s’est stabilisé à ce niveau élevé. Les radiations sont ensuite reparties à la hausse avec la mise en place du suivi mensuel personnalisé en 2005, ce qui était prévisible. En augmentant la fréquence des convocations, on accroît mécaniquement le volume des radiations. Car certains demandeurs d’emploi ne répondent pas dans les délais et d’autres, de plus en plus nombreux, ont un emploi précaire qui ne leur permet pas toujours d’être disponible pour ces convocations. Au total, le volume des radiations a été multiplié par 7 depuis 15 ans ; il a bondi de 20% entre 2005 et 2006.

Comme on le sait, le décret d’août 2005 a aussi élargi la gamme des sanctions applicables aux chômeurs. En résumé, l’objectif du gouvernement précédent était simple : mettre les chômeurs et les chiffres sous pression pour dégonfler la statistique du chômage. Sur ce plan, il n’y a vraiment aucune rupture depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, mais au contraire un approfondissement de la politique menée avec, par ailleurs, les projets de durcissement des conditions d'attribution des minima sociaux.

Un mécanisme dévastateur pour l’ensemble des salariés

Pour les salariés, il n’y a rien de bien positif à attendre de ces changements. Les conséquences sont évidentes sur les salaires. Car il n’y a pas d’un côté un stock de chômeurs sans emploi et, de l’autre, des salariés en emploi, mais des alternances de plus en plus fréquentes entre chômage, sous-emploi et petits boulots précaires. Chaque année, environ deux salariés sur cinq s’inscrivent comme demandeurs d’emploi à l’ANPE et sur une période plus longue cette proportion est évidemment plus forte. Si le passage par le chômage devait s’accompagner d’une baisse quasi-mécanique de salaire, il y a là un mécanisme tout à fait dévastateur pour l’ensemble des salariés.

Il est probable aussi qu’une pression accrue sur les demandeurs d’emploi dissuadera encore davantage de chômeurs d’aller s’inscrire à l’ANPE. C’est d’ailleurs ce que l’on a déjà commencé à observer depuis quelques années : selon les enquêtes Emploi, une proportion croissante de chômeurs (au sens du BIT) ne s’y inscrivent pas. En outre, la fusion ANPE-Assedic, qui devrait être opérationnelle en 2008, pourrait aussi accentuer cette fuite devant un organisme dont l’image serait de moins en moins celle d’un véritable service public de l’emploi, avec des conséquences possibles sur les statistiques des demandeurs d’emploi et du chômage.

On sait que l’objectif affiché est de s’approcher d’un taux de chômage de 5%. Une partie du chemin à parcourir a déjà été accomplie en 2007 grâce aux changements de méthode et de définition apportés par l’INSEE dans sa mesure du taux de chômage. Sans ces changements, le taux de chômage ne serait pas aujourd’hui de 7,8% mais de 8,8%. Pour l’essentiel, cette baisse est due au changement dans la façon d’appréhender la recherche «active» d’emploi. On ne peut exclure que des contraintes accrues sur les chômeurs pourraient se traduire par une modification de leurs comportements de recherche d’emploi, avec éventuellement une incidence sur les chiffres du chômage.

Chômeurs chassés, chômeurs cachés ? L’avenir le dira. Mais, en tout état de cause, on ne voit pas ce qui dans les politiques actuelles pourrait changer l’expérience concrète que les Français ont du chômage et de la précarité, que ce soit directement ou indirectement à travers l’expérience de leurs amis ou de leurs proches. Le déni de cette réalité n’est certainement pas sain pour la démocratie.

Pierre CONCIALDI

(1) Dans sa version initiale, cet article est intitulé «La chasse aux chômeurs». Il comporte un graphique sur l’évolution du chômage en France et une dizaine de notes de bas de page (références) que nous ne pouvons reproduire ici pour des raisons techniques.

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