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Le règne de l'imposture

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Au travail, à la télévision, en économie, en politique, dans les sciences, les arts ou la littérature, les fausses valeurs ont la cote. Et cela n'a rien d'un hasard. Explications.

Ils se sont faufilés et imposés dans tous les recoins de la société, tels des envahisseurs d'un nouveau genre : les imposteurs sont parmi nous. On les croise chaque jour au travail. On les subit dans les dîners. On les entend à la télévision. On lit parfois leur prose. Ils nous envoient dans le mur en prétendant nous sauver de la crise. Il nous arrive même de voter pour eux ! Virtuoses des apparences, éponges des valeurs de leur temps, les imposteurs vivent à crédit : celui que les autres leur accordent.

Ces caméléons nous abusent volontiers par leur apparence «normale». A en croire le psychanalyste Roland Gori, qui vient de publier un essai salvateur, “La Fabrique des imposteurs”, c'est d'ailleurs dans cette «normalité» que se cache leur vice. A la fois conformiste et opportuniste, l'imposteur se coule toujours dans le moule pour mieux duper son monde. C'est un «martyr» de l'époque, un pur produit de la culture de l'Audimat qui vibre au rythme des sondages et des secousses de l'opinion. Quand l'intérêt individuel supplante le souci général, quand les apparences l'emportent sur le fond, la performance sur le sens, la réputation sur le travail, la popularité sur le mérite, l'opinion sur les valeurs, alors le terreau est prêt pour que les imposteurs nous gouvernent.

Premier impératif de l'imposture : ne rien bousculer

C'est Harlem Désir, désigné par un simulacre d'élection à la tête du PS. C'est Copé et Fillon qui se disputent avec obscénité une présidence : le premier s'autoproclamant vainqueur avant même que les résultats ne soient tombés ; le second se plaçant toujours dans le sens du vent, séguiniste sous Séguin, balladurien sous Balladur, chiraquien, puis sarkozyste. Et jusqu'au chef de l'Etat qui — magnifique posture, magistrale imposture — se prétend «normal»... «Le président "normal", c'est totalement antipolitique ! s'exclame Roland Gori. Le principe même de la politique, c'est de se distinguer d'une police des normes.» Car il est impossible d'innover sans s'extraire des normes du passé, sans les faire évoluer. Surtout ne rien bousculer, tel est le premier impératif au pays de l'imposture.

L'imposteur sait qu'il est inutile de perdre son temps à réfléchir, à créer, à prendre des risques. Sur quels critères va-t-on m'évaluer ? Comment séduire ceux qui peuvent œuvrer à mon ascension ? Comment me mettre en scène ? Voilà les seules questions dont il se préoccupe. Peu importent la qualité ou la vertu qu'il lui faudra usurper à toutes fins utiles. Après tout, se dit-il, nul ne songe à vérifier l'authenticité de la plaque que le médecin accroche à sa porte. Personne non plus n'est allé sonder l'âme des associatifs «altruistes» de l'Arche de Zoé, prêts à organiser un trafic d'adoption d'enfants pour sauver des «orphelins» du Darfour qui n'étaient ni orphelins ni du Darfour.

Parmi les valeurs en vogue, l'écologie est une aubaine pour les apprentis imposteurs. La navigatrice Maud Fontenoy a sorti autant de livres qu'en compte la collection des “Martine” (Mon bébé écolo, Ma maison écolo, Mes vacances écolo...). Mais, dans la vraie vie, l'«ambassadrice des océans» ne crache pas sur un aller-retour express au Groenland pour poser devant les objectifs avec Jean-Louis Borloo, alors ministre de l'Environnement. L'empreinte carbone, quelle importance ? Comme d'autres, Maud Fontenoy s'est dégoté un combat ; et, surtout, elle a compris qu'il s'agissait de ne jamais quitter le feu des médias.

C'est avec le même opportunisme que Frigide Barjot, la joyeuse fêtarde touchée par la foi dans les années 2000, a enfourché la cause porteuse du moment pour s'opposer avec fracas à la loi sur le mariage homosexuel. Peu importe si, en 2007, la nouvelle égérie catho(dique) célébrait avec enthousiasme, dans une boîte de nuit parisienne, le mariage symbolique de l'élu PS Jean-Luc Romero et de son compagnon. Le faire-part de l'union «pour le meilleur et pour le rire, pour l'amour et l'humour», signé entre autres par la Barjot, fait aujourd'hui la joie des réseaux sociaux.

Dans un autre registre, Charles Beigbeder, ex-patron à succès (Selftrade, Poweo), a lui aussi les convictions à géométrie variable. Sur le site Web du «Pacte pour la France» qu'il promeut, il se flatte depuis quinze ans d'avoir développé «des entreprises qui créent des emplois». Vite dit ! La dernière en date, Happytime, qui salariait 36 personnes, a été liquidée l'été dernier, entraînant dans sa chute son prestataire informatique, CincoSenso. «La soudaineté de cette liquidation et l'absence d'informations sur la mauvaise santé de Happytime ne nous ont pas permis de nous retourner», regrette Stéphane Degonde, le cofondateur de cette PME à laquelle Beigbeder a laissé une ardoise de 212.000 €. Recasé au bureau politique de l'UMP, l'intéressé continue pourtant de donner des leçons d'entreprenariat à la France...

Bluff et culte des apparences

Quand la télévision ou la presse écrite se penchent sur les tendances de la restauration, Bernard Boutboul sort ses chiffres, issus d'enquêtes forcément confidentielles, et donc invérifiables. Or cet «expert», qui se félicite avec bagout de la constante amélioration de la qualité de la restauration rapide, est tout sauf neutre. Sa société, Gira Conseil, vend en effet ses conseils marketing aux marques dont il vante les progrès, notamment Cojean, Exqi et… McDonald's !

A l'autre extrémité de la chaîne alimentaire, Pierre Dukan s'est imposé comme gourou des régimes en faisant avaler du surimi et des galettes de son d'avoine à ses millions d'adeptes. Le terrible effet rebond de la recette «miracle» et les risques qu'elle entraîne sur la santé n'ont pas empêché le médecin de s'enrichir en vendant des millions de livres et de produits estampillés de son nom. Commercialiser sa signature, tel est également le business model de Ben, artiste à prétention autrefois subversive, proche d'Yves Klein et de Combas, qui rackette aujourd'hui les lycéens en signant posters, tee-shirts, trousses ou cahiers. Une démarche symptomatique de l'imposture artistique contemporaine qu'il justifie sans détour en affirmant : «Je crois que l'art est dans l'intention et qu'il suffit de signer. Je signe donc : les trous, les boîtes mystères, les coups de pied, Dieu, les poules, etc.»

Dès 1967, Guy Debord dénonçait «la société du spectacle» — bien avant l'invention de Facebook, Twitter ou des chaîne tout-info ! Soumises à cet impératif étrange qui consiste à «tenir l'antenne» 24 heures sur 24, BFMTV, iTélé et consorts nourrissent quelques belles impostures. Pendant l'affaire Merah, en mars 2012, les dizaines de reporters postés devant l'immeuble de l'assassin en embuscade ont arraché aux téléspectateurs des commentaires excédés ou compatissants : 32 heures de direct sans savoir quoi raconter, admirez l'exploit. Réagir à chaud, commenter l'actualité, certains ont fait de cette nouvelle discipline médiatique leur spécialité. N'importe quel bougre présentant bien et sachant manier la formule qui fait mouche peut s'attendre à être sacré «éditorialiste», spécialiste de rien mais expert en tout. C'est ainsi que les spectateurs d'iTélé ont eu la joie d'entendre un certain Félix Marquardt les éclairer de ses lumières sur le duel entre Jean-François Copé et François Fillon. Le métier de sieur Marquardt ? Organiser des dîners mondains. Des sauteries alcoolisées où patrons et journalistes vedettes se tapent la cloche avec un ou deux rappeurs. Autant dire que son expertise sur les magouilles de l'UMP est à peu près nulle, mais peu importe, sa petite barbe de trois jours et son sourire Ultra Brite passent bien à l'image.

Félix Marquardt n'est que le symptôme d'un système fondé sur le bluff et le culte des apparences. «Pour peu que l'on ait moins de 40 ans et une bonne tête, on est d'autant plus facilement invité dans les émissions de débat», reconnaît en off un autre chroniqueur télégénique. L'invitation se fait par SMS : «Seriez-vous disponible ce soir à 19 heures ?» Le thème de la discussion n'est pas annoncé lors de cette première approche — il est entendu que c'est secondaire. «Les salles de maquillage, c'est un peu le dernier salon où l'on cause... On croise un homme politique qui discute avec un publicitaire, on salue un journaliste croisé sur un autre plateau, poursuit le jeune homme. Le journalisme, c'est un microcosme. Il faut conserver de la visibilité. Sinon, on vous oublie.» Etre oublié, ne plus participer au show : un châtiment d'une intolérable cruauté.

Même dans une profession — le journalisme — dont la mission première ne releva pas toujours du spectacle. Résultat ? Chaque année, le baromètre TNS-Sofres de confiance dans les médias rappelle que de 50 à 60% des Français estiment que les journalistes ne sont pas indépendants face aux pressions de l'argent, et qu'ils ne savent pas résister aux sirènes du pouvoir. Sur Internet, les blogueurs endossent le rôle de vigie et se déchaînent contre les impostures trop voyantes. Mais, paradoxalement, à l'heure de la prétendue transparence dictée par la Toile et les réseaux sociaux, la dénonciation des fraudes entraîne peu de conséquences. C'est sans doute pourquoi les économistes n'ont pas été lynchés en place publique !

A côté des intellectuels, des journalistes et des psys, la crise a en effet poussé au premier rang du bataillon des imposteurs de nouveaux «experts» : les économistes. Dans “Les Imposteurs de l'économie”, le journaliste Laurent Mauduit relève à quel point ils bénéficient d'une étonnante indulgence de la part du système médiatique. Quels que soient le nombre et la récurrence de ses erreurs d'analyse, l'économiste continue à courir les plateaux tel un oracle vivant. Ces «agents de la pensée unique», comme les appelle Laurent Mauduit, sont présentés comme des chercheurs indépendants, alors même que certains d'entre eux exercent des responsabilités dans de grandes banques d'affaires. Mais les médias restent friands de ces «bons clients» qui remplacent l'enquête quand il faut aller vite.

Frauder, mentir, usurper

Il serait pourtant injuste — et autoflagellateur — de limiter l'imposture au champ médiatique. L'apparence étend son règne dans tous les champs socioprofessionnels. Dans l'entreprise, ceux qui savent présenter leur (absence de) travail sous un jour favorable progressent plus vite dans la hiérarchie que les laborieux qui œuvrent dans l'ombre sans mettre en avant leurs réalisations. Sonia, 37 ans, marketeuse dans une entreprise de cosmétiques, confesse que son ascension professionnelle a essentiellement reposé sur son talent pour la mise en scène : «Je dirais que 70% de mon temps est consacré à préparer les réunions. Je suis devenue une pro du logiciel PowerPoint, je passe des heures à peaufiner mes présentations !» Dédier plus de temps à soigner le reporting qu'à bosser ses dossiers est le meilleur moyen de booster une carrière, les imposteurs de bureau l'ont bien compris.

Ils le doivent pour beaucoup à certaines méthodes de management. La DPO (direction par objectifs), par exemple, fixe des objectifs individuels à chaque salarié — tant de nouveaux contrats, tant de pour-cent d'augmentation des ventes —, sans égard pour la dimension collective que l'on croyait propre à l'entreprise. C'est sur ces résultats chiffrés, prétendument objectifs, que les travailleurs sont notés. Dans l'industrie, l'instauration des fameuses «normes ISO», ces critères d'évaluation de qualité totale, est supposée garantir des produits et des services sûrs et fiables. Mais l'aspiration à la qualité absolue nécessite de cacher les défauts éventuels.

Les normes et les évaluations, omniprésentes — «depuis l'évaluation des risques du fœtus jusqu'à l'évaluation des marchés par des agences de notation financière, en passant par l'évaluation des enfants à risque dans les classes de maternelle», écrit Roland Gori —, produisent un véritable carcan qui freine la créativité et nourrit l'imposture généralisée. Car, lorsque les grilles d'évaluation imposent des objectifs impossibles à atteindre, pour survivre, il faut frauder, mentir, usurper. «Dans ce contexte, les individus sont amenés à tricher, à maquiller leurs résultats, analyse le sociologue Vincent de Gaulejac. Tout le monde le fait, même au niveau de l'Etat : les ministères maquillent les statistiques pour que leurs résultats correspondent aux objectifs. Ce qui est dramatique aujourd'hui, c'est qu'il y a de l'imposture sans imposteurs puisque c'est devenu un système.»

Le demandeur d'emploi qui «embellit» son CV pour trouver du boulot n'a pas le sentiment de commettre une imposture. Selon l'institut de ressources humaines Florian Mantione, 75% des CV seraient «trompeurs». Ils le sont d'autant plus à mesure que les compétences requises s'éloignent de gestes techniques : plus facile de s'improviser manager qu'ébéniste. Créer son personnage, arranger un peu la réalité sur son profil Facebook, faire du personal branding, c'est le jeu, puisque de toute façon tout le monde triche !

Pourquoi s'en plaindre quand tous, ou presque, nous nous rendons complices de ce phénomène ? L'imposteur, pour prospérer, a en effet besoin d'un public. Et plus le public est en situation de vulnérabilité, sociale ou psychique, plus il se montre disposé à suivre ces maîtres usurpateurs. Entre toutes, les situations de crise sont de formidables occasions de voir émerger des experts de la vie quotidienne et professionnelle. Ce sont par exemple les «consultants» appelés à la rescousse par les dirigeants d'entreprise qui pataugent, pour analyser les raisons du naufrage et émettre des recommandations de remise «aux normes». Ce sont aussi les coachs, le non-métier par excellence, obligés d'emprunter un mot à l'anglais pour se donner un contour. Grâce à eux, on peut espérer apprendre à «gérer» ses émotions, un deuil, son stress, son collègue psychopathe, les conflits… de la même façon que l'on gère ses comptes. «Il ne s'agit pas de dénigrer la pratique de ces gens, car mieux vaut un bon coach qu'un mauvais psy, nuance Roland Gori. Mais le coach, c'est l'introduction du paradigme de l'entreprise dans tous les domaines.» Y compris dans un domaine qui, entre tous, devrait résister à la rationalisation : celui du sentiment amoureux. Le 13 décembre dernier, un coach en «art de séduire» délivrait ses conseils aux auditeurs de France Inter : «Savoir séduire, c'est savoir communiquer. On est sur un marché, mon rôle, c'est un peu le rôle d'un marketeur. Je suis comme un chef de produit, je prends mon bonhomme, je dois en faire le meilleur produit possible sur son marché.» Ou comment calibrer la séduction comme on calibre des tomates.

Au prix de cet abyssal déficit de sens, véritable mal du siècle qui paralyse nos sociétés, l'imposture a fini par exercer une tyrannie qui nous gangrène. Seuls l'ambition de la culture, le doute salutaire et l'audace de la liberté partagée peuvent nous permettre de recréer l'avenir.

(Source : Marianne)

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Mis à jour ( Lundi, 04 Février 2013 07:06 )  

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