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La banalisation du travail vite fait, mal fait

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Contraintes ubuesques, pressions hiérarchiques, obsession du chiffre : de plus en plus de salariés éprouvent de la honte à devoir bâcler leur travail. Une souffrance morale contre-productive.

Antoine n'a pas changé d'entreprise. Ni même de bureau. Salarié d'une grande banque postale dans la région lilloise, il a pourtant le sentiment d'avoir totalement changé de travail. D'employé administratif, il est passé, dit-il, à «ouvrier spécialisé». Celui qui suivait les dossiers clients «de A à Z» fait aujourd'hui du monotravail à la chaîne : 8,5 dossiers à l'heure. Interdiction, désormais, de prendre les clients au téléphone. Antoine doit se limiter à exécuter les ordres qui arrivent du front office, une plate-forme téléphonique où une armada de téléopérateurs répondent en 3 minutes chrono aux demandes des clients.
A la fin de chaque appel, Marie, préposée au combiné, doit terminer l'entretien par une proposition commerciale. Les dossiers clients sont morcelés en tâches successives, dans un travail «qui n'a plus de sens», symbole du processus d'industrialisation des services à l'oeuvre depuis plusieurs années. Antoine ne comprend plus son travail. Lui qui aimait fignoler les dossiers ne tient pas la cadence. Marie, dans la pièce d'à côté, craque. Il faut bâcler l'entretien téléphonique tout en essayant de vendre un produit bancaire, même si le client n'en a nul besoin. Les dossiers sont mal remplis, les clients mal renseignés. Les réclamations pleuvent. Et Antoine comme Marie ont le profond sentiment de faire du «mauvais boulot».

Malaise. Aides-soignantes en sous-effectif, employés de pompes funèbres travaillant à la chaîne, téléopérateurs infantilisés, policiers et agents de préfecture soumis à la culture du chiffre (lire ci-contre), des salariés issus de métiers aussi divers ressentent aujourd'hui un malaise identique et impalpable : l'impression de mal faire son travail. Parfois jusqu'à la honte.

Ce sentiment est alimenté sous des formes variées par un phénomène de plus en plus répandu : l'intensification du travail. Car, contrairement à une idée reçue et sans avoir attendu les 35 heures, le travail en France, depuis vingt ans, n'a cessé de pousser ses cadences. Les salariés français sont parmi les plus productifs du monde. Entre 1984 et 1998, la proportion de salariés estimant faire un travail répétitif est passée de 20 à 29%, selon les chiffres du ministère de l'Emploi. Le nombre de ceux qui travaillent sous la contrainte de normes ou sont soumis à des délais a évolué, dans le même temps, de 30 à 61%. Parallèlement, le secteur des services s'industrialise, l'appétit des actionnaires se fait toujours plus insatiable, les procédures qualité et la concurrence entre salariés se généralisent, et des hordes de consultants proposent leurs remèdes uniformes pour booster la compétitivité des entreprises.

«Le monde du travail a toujours évolué, mais ce qu'il vit aujourd'hui en France est unique et dangereux. Dangereux pour la santé des salariés comme pour la survie des entreprises, explique François Daniellou, professeur en ergonomie à l'université Bordeaux-II. Il n'y a jamais eu autant de démarches qualité, et jamais autant de salariés n'ont eu le sentiment de faire du mauvais travail.» L'intensification, poursuit le chercheur, n'est pas seulement «une atteinte faite aux personnes, c'est bien souvent une négation de l'idée même de travail, de ce que peut signifier le travail bien fait. C'est se faire de plus en plus mal à produire quelque chose dont on est de moins en moins fier. Et, dans certains cas, dont on a franchement honte».

Consultants. Laurence Théry, inspectrice du travail et responsable confédérale CFDT à la santé, a dirigé l'ouvrage le Travail intenable (1) . Pour elle, «travailler n'est pas qu'une question d'argent. C'est aussi et surtout une nécessité pour l'équilibre humain, notamment par la satisfaction du travail bien fait : réaliser une belle pièce, boucler correctement un dossier client, s'occuper pleinement d'une personne âgée. Quand le salarié estime ne plus pouvoir faire un travail de qualité, il le vit comme une indignité personnelle».
Dans les services, la taylorisation des procédures a standardisé une relation client à l'origine personnalisée. Pris entre deux feux contradictoires, les salariés de ce secteur doivent donner une réponse minutée à un public divers et demandeur d'un suivi individualisé. Plus largement, les certifications qualité qui envahissent les entreprises figent des méthodes de travail sans rapport avec la réalité du terrain. «On écrit ce qu'il faut faire, on fait ce qui est écrit et on écrit ce que l'on a fait. Le problème, c'est que le travail ne se laisse pas écrire comme ça. Si les travailleurs se limitaient à faire exactement ce qu'il y a dans les classeurs, la production ne sortirait pas souvent, explique François Daniellou. Les travailleurs veulent faire de la qualité, mais il faut que l'on écoute leurs difficultés. Les matières premières qui varient d'un jour à l'autre, les outils qui s'usent, les machines qui prennent du jeu, les changements de production en urgence parce qu'un client a haussé le ton.» De nouvelles manières de faire sont même parfois inventées, qui économisent les efforts et feraient gagner de l'argent à l'entreprise. «Mais on ne change rien, car la prochaine certification est dans deux ans. Si un audit surprise intervient, la certification risque de sauter.» De leur côté, les cabinets de consultants reproduisent des schémas identiques pour toutes les entreprises, de façon parfois improductive, en «plaquant indifféremment les mêmes méthodes à Fleury Michon ou à la Maif», souligne Laurence Théry. Découper du jambon ou assurer les sociétaires passe ainsi à la même moulinette de la réorganisation.

L'intensification qui alimente le travail «mal fait» résulte aussi de la mise en concurrence des salariés eux-mêmes, par des systèmes d'évaluation ubuesques qui soumettent les employés à des objectifs intenables et irréels. Comme dans cette banque où les résultats de chacun sont régulièrement comparés aux meilleurs résultats de salariés virtuels, obtenus en fusionnant cinq critères d'excellence qu'aucun salarié ne remplit en totalité dans la vie réelle. «C'est en permanence une image d'échec qui est renvoyée aux agents, puisqu'ils ont toutes les probabilités de ne pas être en tête au moins sur l'un des critères, analyse Bernard Dugué, docteur en sociologie à Bordeaux-II. Atteindre les objectifs n'est d'ailleurs pas suffisant, il faut créer les conditions pour que les salariés fassent eux-mêmes plus que ce qu'on leur demande. On utilise la rhétorique du sport et, à grand renfort de challenges, il va s'agir de vaincre, d'être parmi les meilleurs, voire d'écraser les concurrents.»
Une logique de l'excellence dénoncée par Vincent de Gaulejac, professeur de sociologie à Paris-VII et auteur de la Société malade de la gestion (2), qui considère que «ce n'est pas le travail lui-même qui suscite la honte, mais le fait de ne pas remplir les objectifs fixés, dans un cadre d'évaluation déconnecté de la réalité du terrain, de ce que les salariés estiment être un travail bien fait». (...)

«Quête illusoire». Revaloriser le travail, ce n'est finalement pas travailler plus. C'est peut-être, tout simplement, travailler mieux, «en supprimant cette quête illusoire de l'idéal productiviste, ce management par l'excellence et la qualité totale, impossibles à atteindre et qui donnent le sentiment aux salariés d'être nuls», estime Vincent de Gaulejac. C'est aussi comprendre que le travail est le lieu de la réalisation personnelle, une activité humaine qui peut être source de plaisir, en redonnant au salarié ses marges de manoeuvre décisionnelles. Car avoir honte de son travail, c'est en souffrir et devenir moins productif. Du fraiseur au cadre supérieur.

(1) Le Travail intenable, sous la direction de Laurence Théry - La Découverte 2006, 236 p., 19 €.
(2) La Société malade de la gestion, Vincent de Gaulejac - Seuil 2005, 276 p., 19 €.

(Source : Libération)

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Mis à jour ( Mardi, 26 Septembre 2006 19:10 )  

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