Toutes les directions des entreprises publiques ont tenu à leurs salariés le discours de la modernisation face à la concurrence et ont mené d'importantes réformes managériales. Comment les salariés ont-ils vécu ces mutations ?
La réforme s'est passée en deux temps. A partir de 1991 ont eu lieu d'importantes réformes structurelles réorganisant les services, les classifications, les statuts. Elles ont été globalement acceptées par les agents, qui avaient intégré l'idée selon laquelle il fallait évoluer en prévision de l'ouverture à la concurrence. Au milieu des années 1990, la seconde phase a été beaucoup plus difficile lorsque les dirigeants ont lancé ce que l'on a appelé "la modernisation des agents", qui touchait directement le rapport subjectif au travail (la notion de ce qui est juste ou injuste, bien ou mal dans la pratique quotidienne du travail), mais également parce que le discours était porteur d'ambivalence. Les orientations managériales véhiculées dans le cadre de ces réformes (la plupart issues du modèle du privé) sont animées par des objectifs de rentabilité et par l'abandon de fait d'un certain nombre de valeurs de service public. Pour autant, il n'a jamais été dit aux agents que l'on renonçait à ces valeurs. Au contraire. Les porteurs de ce discours réaffirment régulièrement leur "attachement au service public"... Le problème, c'est que derrière cette volonté affirmée pareillement par les uns et les autres, les aspirations sont différentes, voire contradictoires.
Avec quels résultats ?
Cela crée non seulement du malaise sur le plan des valeurs mais également, et c'est le plus grave, par des pertes de repères dans l'action quotidienne. Ainsi, les uns et les autres constatent quotidiennement que des pratiques, jusqu'alors jugées bonnes à l'aune de la sociabilité professionnelle antérieure, sont désormais évaluées comme mauvaises. Par exemple, ce qui était au fondement du métier de contrôleur de la SNCF, c'était de maintenir la paix dans une rame et de contrôler les titres de transports. Aujourd'hui, le discours est le même mais, dans les faits, les agents sont évalués sur des objectifs quantitatifs de rentabilité, comme par exemple le nombre de procès-verbaux dressés. Cela les contraint à dresser une amende à une personne âgée qui n'a pas sa Carte vermeil, quitte à "oublier" trois "lascars" sans billets jouant les agitateurs. Idem à La Poste, où chaque bureau organise le challenge du meilleur vendeur. Or, la performance individuelle tient en réalité au hasard de la distribution de la file des clients vers le guichet libre. Au début, les agents en riaient mais maintenant, cela les agace. Beaucoup évoquent, par exemple, l'indécence de vendre un colis préposté quatre fois plus cher à quelqu'un qui a apporté un paquet, et cela pour tenir les objectifs.
Cela peut-il évoluer avec de nouvelles générations ?
Les directions considéraient volontiers que les difficultés viendraient des fonctionnaires, perçus comme "résistants au changement", et que la "solution" serait dans le recrutement de jeunes contractuels issus d'une culture différente. Les choses ne sont pas si simples : dans ces organisations en perte de repère, les jeunes peinent parfois à trouver leur place. Beaucoup sont ceux qui démissionnent, ne goûtant pas l'envie de travailler durablement dans des conditions parfois objectivement difficiles, pour des salaires qui restent ceux du public.
Pourtant, ces entreprises sont profitables ?
Elles sont encore bien protégées de la concurrence, bénéficient d'une implantation inégalée et d'une main-d'œuvre nombreuse et mal payée. Mais cette profitabilité n'est pas durable : les salariés ont le sentiment de faire du mauvais travail, et le coût humain se révélera peu à peu insupportable. Cela dit, localement, les choses peuvent bien se passer lorsque sont discutées et établies des normes d'action qui ne s'embarrassent pas des boursouflures du discours managérial.
(Source : Le Monde)
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