C’est la fête sur les marchés boursiers. Champagne et cotillons. Depuis le 1er janvier 2007, les actionnaires des sociétés qui composent le CAC40 [1] à la Bourse de Paris ont vu leur patrimoine grossir de 131 milliards d’euros en raison de la hausse des cours des actions incluses dans cet indice. Près de deux fois plus en quinze semaines que la progression du produit intérieur brut (PIB) de la France au cours de l’ensemble de l’année 2006 (+ 72 milliards d’euros), soit près de 9 milliards d’euros par semaine (deux fois le coût du RMI).
Certes, la comparaison est critiquable puisqu’elle porte sur l’évolution respective d’un flux (le PIB) et celle d’un stock (le patrimoine) dont on sait, en outre, qu’il est détenu pour 55% environ par des non-résidents. Pour autant, le rapprochement n’est pas dénué de signification : en un peu plus d’un trimestre, les actionnaires ont accru leur richesse deux fois plus que l’ensemble des 25 millions de personnes en emploi ont permis de faire progresser la valeur créée par leur travail durant toute une année. Je vois d’ici les conclusions en forme de condamnation que certains procureurs vont se dépêcher de tirer : Taxons le capital, puisque c’est un magot qui ne cesse de grossir ! La France est riche, mais ce sont les actionnaires qui en profitent, pas les travailleurs. Prenons l’argent là où il est : à la Bourse !
Ce n’est évidemment pas si simple. D’abord parce que, s’il arrive que la Bourse monte, il lui arrive aussi de baisser, voire de s’effondrer : le «e-krach» de 2000 est encore dans les mémoires de beaucoup. La détention d’actions est un placement à risque, et pour persuader les détenteurs de capitaux de le privilégier de préférence à d’autres, il faut bien les attirer par une espérance de rémunération plus forte que la moyenne.
Ensuite, les firmes du CAC40 sont pour l’essentiel mondialisées : leurs bénéfices proviennent de leurs filiales étrangères pour une part majoritaire, et leurs actionnaires sont pour la plupart non résidents : dans un monde où la liberté de circulation des capitaux est la règle, les imposer ici plus lourdement qu’ailleurs, c’est la certitude de provoquer la délocalisation d’une partie des sièges sociaux. Enfin, et sans doute surtout, si la tendance est à la hausse des cours, c’est parce que les bénéfices des firmes cotées, et notamment l’ampleur des dividendes qu’elles versent à leurs actionnaires (100 milliards d’euros pour les firmes du CAC40), exercent un effet de levier. Ainsi, lorsque le bénéfice par action passe de 5% une année à 6% l’année suivante, le cours par action tend mathématiquement à progresser d’un cinquième, voire davantage si les opérateurs de marché anticipent que cette croissance des bénéfices se poursuivra. En moyenne, 1 euro de bénéfice en plus se traduit par 15 euros de valorisation du cours de l’action, mais cet effet de levier peut doubler si les opérateurs pensent que la croissance des bénéfices se poursuivra.
Reste que l’inégalité entre le sort des détenteurs d’actions et celui du reste de la population est choquante. Parce qu’elle justifie les rémunérations énormes que s’attribuent, en toute bonne conscience, les dirigeants des firmes concernées, ce qui pousse ensuite ceux qui sont déjà assez bien, voire très bien, lotis à s’estimer insuffisamment rémunérés. François Lenglet, dans un essai stimulant [2], rappelle qu’en 1989 le montant de la rémunération du PDG d’alors de Peugeot, Jacques Calvet, révélé par Le Canard Enchaîné, avait scandalisé. Les 2 millions de francs annuels d’alors (400.000 € d’aujourd’hui) apparaissent pourtant bien bénins au regard des dizaines de millions d’euros gagnés par une poignée de grands dirigeants, qu’ils s’appellent Antoine Zacharias, Lindsay Owen-Jones ou Noël Forgeard.
Certes, cela ne concerne que peu de monde, mais quoi qu’en dise Laurence Parisot – «un parachute doré (…) est une sécurité qui réduit l’angoisse [du dirigeant]» –, de telles sommes contribuent fortement à déliter la cohésion sociale du pays et à attiser la colère des démunis. Elles devraient faire honte à ceux qui les perçoivent ou qui les défendent parce que, quels que soient leur talent et leurs mérites, elles poussent tous les autres membres de la société à s’estimer maltraités. Ce qui engendre plus de frustrations et de colère que cela ne calme l’angoisse des bénéficiaires.
La démocratie est alors vécue comme un leurre lorsqu’elle s’accompagne de telles inégalités. Ce n’est pas pour des raisons économiques qu’il faut aujourd’hui s’interroger sur un RMA («revenu maximal admissible»), c’est pour des raisons politiques et morales.
[1] Cotation assistée en continu des 40 sociétés effectuant le plus gros volume des transactions à la Bourse de Paris.
[2] "La crise des années 30 est devant nous" par François Lenglet, éd. Perrin, 2007.
Denis CLERC pour Alternatives Economiques
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