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Les cocus de l'irresponsabilité triomphante

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Cette crise est l'occasion, à travers l'expérience de Frédéric Lordon, de nous éclairer sur les mécanismes et les conséquences de la «pensée unique» ultralibérale qui gangrène nos soi-disant démocraties : incompétence et usurpation manifestes, verrouillage quasi total de toute pensée critique.

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La dialectique est l'ensemble des méthodes mises en œuvre en vue de démontrer, réfuter ou convaincre : art de la discussion et de l'argumentation raisonnée, elle peut être soit un outil de débat qui profite à la bonne marche d'une démocratie en développant le savoir de ses citoyens, soit un procédé dogmatique qui entrave la démocratie et maintient le bon peuple dans l'ignorance.

Dans nos sociétés occidentales dites «démocratiques», la dictature — car c'en est une — du libéralisme économique mondialisé a transformé cet art en procédé dogmatique sans que nous en soyons pleinement conscients, tant les «libéraux» qui nous dirigent s'évertuent à nous faire croire que notre système économique actuel est «le meilleur garant de nos libertés», et agitent aussitôt de convaincants épouvantails quand il s'agit d'envisager d'autres modèles de civilisation. Ainsi, Nicolas Sarkozy s'est-il longuement plu à stigmatiser la «pensée unique» de la gauche française alors qu'il est le premier à œuvrer en faveur exclusive… de la sienne. Et chez lui comme chez d'autres, au passé, au présent comme au futur, la «dialectique de la responsabilité» se conjugue comme une Arlésienne. La question centrale de la responsabilité jouit d'une scandaleuse omerta. Or cet état de fait, pourtant gravissime, n'indigne plus personne tant, chez les politiques comme dans les médias, le mensonge (direct ou par omission) et l'incompétence font partie intégrante de ces «métiers». Intouchables, puissamment installés, leur irresponsabilité est gravée dans le marbre et s'est érigée en dogme.

Ainsi, une discrète — mais très lourde — chape de plomb pèse sur tout ce qui n'épouse pas le discours dominant, tout ce qui a des allures de Cassandre (sauf les catastrophismes tapageurs ne visant qu'à renforcer l'orthodoxie et faire gober la nécessité de «réformes» rétrogrades…) tandis que toute analyse, toute proposition hétérodoxes et/ou alternatives se retrouvent inévitablement broyées dans les rouages subtils de la désinformation (ou du flicage et de la prison quand on passe, subitement, pour un dangereux terroriste !).

Si ce n'est pas un totalitarisme larvé, comment peut-on qualifier ce phénomène ?

Invité par Maja Neskovic et Daniel Schneidermann à "Arrêt sur Images" dans une réjouissante émission consacrée au traitement médiatique de la crise [1], le brillant économiste Frédéric Lordon, également directeur de recherche au CNRS, explique pourquoi ses analyses et théories, trop profondes, trop avant-gardistes — dès 2007, il avait prévu la crise du capitalisme financier avec l'effondrement des subprimes —, ne peuvent dépasser un certain stade : celui des publications «sérieuses» comme Le Monde Diplomatique ou une petite citation dans Télérama, des émissions radio «anticonformistes» telle que Là-bas si j'y suis de Daniel Mermet, et des émissions télé jugées «rébarbatives» sur Arte ou Public Sénat… Heureusement qu'il y a aussi Internet [2] ! Loin des médias généralistes et «grand public», tout en la déplorant il assume sa «condition», voire sa «vocation de cocu de l'histoire».

L'affligeant balai des marioles

D'abord il explique pourquoi, bien qu'ayant reçu un certain nombre de sollicitations (BFM, France 2, France 3 ou France 24), il les a déclinées à 95% : comme nous l'avons nous-mêmes expérimenté à Actuchomage, les conditions de parole offertes et les montages qui en découlent réduisent les propos, quand ils ne les dénaturent pas. «Il y a toujours loin entre le prototype et le modèle qu'on met sur le marché. Je suis resté à l'état de prototype, ironise-t-il. Venir faire le mariole pendant deux minutes dans un magazine découpé en tranches de salami ou pour dix secondes au journal télévisé, ça ne m'intéresse pas». Comme nous, il en est donc revenu : plus question de se faire pigeonner ! Le temps moyen d'intervention de «l'expert de base» (qu'il a chronométré) dans les médias habituels étant inférieur à dix secondes, comment dire quoi que ce soit de consistant ? Comme «il faut du temps, de l'huile de coude, de la patience, un minimum de pédagogie» pour traiter honnêtement ces sujets et les prendre à rebrousse-poil, il se rabat sur des espaces où ces critères sont respectés… des endroits «qu'on trouve… presque nulle part».

Les «experts de base» ? Toujours les mêmes "faux prophètes qui-n'ont-rien-vu-venir", ne se posent aucune question et se vautrent avec délectation dans la vacuité du spectacle : «Ils y prennent un certain plaisir, y vont beaucoup, et pour des choses dont la productivité marginale devrait leur apparaître comme totalement décroissante, si ce n'est pas complètement nulle»... «Le Touati» et «le Bouzou», jeunes clones des Elie Cohen et autres Jean-Marc Sylvestre, «pur produits sortis du même atelier» afin de «faire tourner le trombinoscope», en prennent pour leur grade. Or, quand le vent tourne et que leurs belles théories commencent à sentir le moisi, Frédéric Lordon note que «ces agents, qui sont dans le mainstream», tentés de faire croire qu'ils font correctement leur travail, se mettent alors à pomper dans l'hétérodoxie critique voire radicale. Sans vergogne, ils viennent finement «piquenocher» dans des idées et courants tenus pour quantité négligeable, usuellement illégitimisés, déqualifiés et conspués, afin de les recycler à leur profit et avec succès dans le champ du débat public.

Condamné au «ghetto à cocus»

Pas question non plus d'aller dans ces émissions de débat contradictoire — «l'argument de démocratie le plus spécieux que les médias ont en stock» — comme chez MM. Calvi, Moati ou Mme Chabot. La pauvre Arlette qui, selon lui, «est connue pour ses questions acérées qui doivent avoir à peu près le tranchant… d'une asperge. L'illustration de la servilité et de l'état d'abaissement des journalistes des grands médias».

Pour la "poilade", Frédéric Lordon précise que les sollicitations médiatiques n'ont commencé qu'à l'automne 2008 : «Quand tout va bien, ceux qui disent que ça va aller mal ont toujours tort !»

Face à ces formats indéboulonnables, face à l'impasse de la médiocrité triomphante, Frédéric Lordon se résigne à se faire plumer par des usurpateurs qui, en prime, appauvrissent totalement son message, et à travailler où il peut travailler, c'est-à-dire dans les marges... «En tant qu'économiste critique, j'ai théorisé – aussi bien dans le plan de la théorie que dans le plan des interventions politiques – ma condition, et peut-être même ma vocation, de cocu de l'histoire», confie-t-il. «Jours pairs, je suis optimiste; jours impairs, je suis accablé. Les jours pairs, je me dis que la force de l'événement [la crise] est telle qu'il y aura peut-être un dynamisme évolutionnaire et des changements de référenciels intellectuels. Ceci dit nous ne sommes pas à la fin de l'événement, ça va turbuler encore pendant un moment même si on nous dit que c'est le calme, c'est la reprise : C'est bien, continuons comme ça ! Et puis, poursuit-il, les jours impairs, je suis totalement sans espoir : nous sommes voués à la marginalité.» Soucieux de son intégrité car nager dans le «mainstream» est, à terme, source de porosité intellectuelle, de normalisation, de déférence onctueuse et de retournements de vestes — «Ce n'est pas du tout une question de personnes. Les rapports, les situations, le pouvoir sont plus forts que les individus», dit-il modestement —, ne s'estimant pas plus à l'abri qu'un autre, il préfère rester bloqué… dans ses «niches» et son «ghetto à cocus».

Responsabilités 100% occultées

Ce qui irrite Frédéric Lordon, c'est la pleine responsabilité des politiques dans la crise financière. Mais, interrogés avec l'onctuosité en vigueur, il ne se trouve jamais personne pour oser les titiller sur leur degré d'implication dans cette catastrophe mondiale alors que leur responsabilité est réelle, entière et datée. Il est de bon ton de ne pointer que la «causalité immédiate» en se prêtant au jeu mesquin du bouc-émissaire pour se calmer les nerfs (C'est la faute aux financiers, aux banquiers et aux traders… Du goudron et des plumes !). «Si on s'en tient là, on loupe à peu près tout de la question de la responsabilité», s'énerve-t-il.

Pour étayer son accusation, Frédéric Lordon y va d'une métaphore. «C'est comme si on se plaignait du spectacle dégradant et néfaste à la santé mentale des enfants que donnent deux équipes de rugby où les joueurs se frappent dessus et se rentrent dedans avec une violence extrême. Mais les joueurs de rugby jouent le jeu qu'on leur a aménagé : il y a un terrain, il y a l'arbitre, et ça fait partie de la règle du jeu de se rentrer dans le lard. Une fois qu'on a posé ces règles-là, il ne faut pas s'étonner que des gens y jouent et s'y conforment. Moyennant quoi, il ne faut pas se poser la question de la responsabilité de ceux qui évoluent dans le terrain de jeu de la finance, mais la question de ceux qui ont constitué ce terrain et aménagé ses règles. Et qui sont ces gens ? Essentiellement des politiques ! La libéralisation financière est le produit de décisions successives de politiques publiques. Et là, qui a fait quoi, quand et comment ? En reprendre la chronique devient tout à fait accablant.»

Il rappelle que Dominique Strauss-Kahn, actuel patron du FMI et ancien ministre socialiste de l'Économie et des Finances, a aussi «équipé de pied en cap la libéralisation financière» (sans oublier Ségolène Royal qui, dans son programme de 2007, voulait passer aux fonds de pension)... Pour lui, il y a deux catégories de responsables, aussi inavoués qu'authentiques : d'un côté ceux qui ont été les ingénieurs de la déréglementation financière (les politiques), de l'autre ses conservateurs symboliques (la galaxie des prescripteurs, faiseurs d'opinions, journalistes, éditorialistes, experts, etc).

La dictature des (ir)responsables

Ce raisonnement pourrait être entendu par beaucoup de gens, pour peu qu'on leur en donne l'accès. Mais ce type d'analyse ne peut franchir les portes qui mènent au grand public, soigneusement gardées. Car les vrais responsables de la crise — ses ingénieurs et ses conservateurs — sont des élites, issues d'univers pourtant différents mais que la position dominante, le brassage et la «sociabilité» ont rendu indistincts d'un point de vue intellectuel.

Pourtant «on est entré, depuis une décennie, dans une époque qui est une telle caricature d'obscénité que même la vulgate marxiste la plus campagnarde passe analytiquement haut la main ! En quatre ans, le golden parachute a décuplé de taille. Lorsque des chefs d'entreprise se succèdent au poste de ministre des Finances, lorsque le président de la République vante sa passion de l'argent, ses amitiés dans le milieu du capital et sa vocation propre à s'enrichir lui-même, lorsque les médias sont possédés directement par de grands groupes économiques, on a une configuration sociale taillée à coups de serpe et où les instruments analytiques, même les plus grossiers, pourraient fonctionner», constate l'économiste.

Mais ils ne réussissent pas à se frayer un chemin car ces castes endogènes, du fait de leur parfaite symbiose et de leurs connivences hégémoniques, verrouillent presque tout. Frédéric Lordon (et nous-mêmes) en faisons l'amère expérience. Jours pairs, jours impairs.

Sophie HANCART

Nous remercions toute l'équipe d’"Arrêt sur Images" pour son excellent travail.
Et nous remercions Frédéric Lordon pour ses idées salutaires.

[1] Visible sur abonnement. Mais la contribution demandée aux chômeurs est de 12 € par an, ce qui n'est pas excessif pour lutter contre la médiocrité ambiante et gagner en excellence, quitte à y consacrer un petit bout de sa prime de Noël...
[2] Voir son blog «catatonique» : La pompe à phynance. Sinon ses passionnantes interventions sur Dailymotion ou Youtube...

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Mis à jour ( Vendredi, 21 Janvier 2011 02:18 )  

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