Raillée pour sa virulence — volontiers qualifiée de «diabolisation»… — à l'encontre d'un système économique qu'il ne fallait pas contester, Viviane Forrester dénonçait non seulement sa nocivité — dans ce régime totalitaire (car c'en est un), la rentabilité prime sur la solidarité, l'enrichissement de chacun sur la satisfaction de tous, et la spéculation sur la production — mais, surtout, sa totale mainmise sur la planète. De sa plume jaillissait l'image frappante d'une dictature sans visage, «puissance financière illimitée, laquelle n'aspire pas à prendre le pouvoir mais à avoir tout le pouvoir sur ceux qui le détiennent» et, pour ce faire, s'affuble subtilement des oripeaux de la démocratie.
«There is no alternative», nous serinait-on. Le capitalisme, la «main invisible du marché» et la mondialisation sont nécessaires et bénéfiques : tout régime qui choisit une autre voie est voué à l'échec (et s'il s'y engage, on s'arrange pour l'en détourner… de gré ou de force).
Ceux qui disaient le contraire étaient traités d'«archaïques» ou de crypto-gauchistes. Nous avons été copieusement formatés, et cela continue : bec et ongles, les chantres du système, qu'ils apparaissent sous les traits de gentils «experts» tels que les économistes Nicolas Bouzou (libéral) ou Jean-Marc Daniel (social-démocrate), continuent de le défendre à la télévision. La propagande bat également son plein dans la presse, où on nous conditionne à l'inévitable prochaine cure d'austérité.
La manipulation par la peur
Et la mayonnaise prend, puisqu'une majorité écrasante de Français (79%, selon un sondage Harris Interactive) craignent les conséquences de la situation financière mondiale. A force de leur dire qu'il faudra augmenter la CSG et la TVA au lieu de revenir sur les milliards de cadeaux fiscaux accordés aux plus riches au nom de la théorie du «ruissellement», à force de leur dire qu'ils devront renoncer à leur protection sociale parce qu'elle coûte trop cher à «l'Etat providence» et que le droit du travail et le Smic sont un frein à la compétitivité et à la croissance, on gage qu'ils vont finir par s'y soumettre sans broncher.
La journaliste canadienne Naomi Klein, dans son livre La stratégie du choc, a très bien expliqué comment le capitalisme financiarisé se nourrit de crises et de catastrophes : profitant des traumatismes occasionnés (volontairement ou non), s'appuyant sur la peur répandue et entretenue au sein des populations, chaque nouveau désastre lui permet d'asseoir sa suprémacie et de prospérer sur le dos du bien commun.
Voici venue l'ère de la dettocratie...
Le néolibéralisme s'est toujours appuyé sur l'endettement, qu'il soit public ou privé. Quand on observe cette carte, on mesure à quel point les économies occidentales se sont développées sur du vent.
Le néolibéralisme s'est aussi frénétiquement appuyé sur la spéculation. Et on apprend que la facture de la «tempête financière» qui s'est abattue sur les bourses mondiales depuis début août est astronomique : selon des analystes, quelque 4.000 milliards de dollars seraient ainsi partis en fumée. Sauf que cette somme ahurissante correspond à la valeur estimée des actions (c'est-à-dire les montants auxquels des acheteurs seraient prêts à acquérir les titres d'entreprises auxquelles ils croient) : elle est donc essentiellement virtuelle. Pour nous faire céder à la panique et à la résignation, toutes les rumeurs et autres impostures sont bonnes.
Odieux et illégitimes
Comme dans l'histoire du scorpion et de la grenouille, après avoir été remis en selle par des Etats qui se sont endettés pour les sauver d'eux-mêmes, les banques et les marchés financiers mordent désormais la main qui les a secourus via des agences de notations qui leur imposent leurs vues par la menace (il va sans dire que, pour les «rassurer», le moins-disant social est très apprécié…).
Odieux ils sont, car après avoir capté une part grandissante des richesses individuelles et collectives, puis prôné à tous l'endettement comme incontournable levier économique, ces prédateurs se mettent à nous donner des leçons de morale et à punir sévèrement ceux qui y ont trop recouru. L'eau vous arrive au menton ? Qu'à cela ne tienne : on va vous y enfoncer la tête. Périrez-vous noyé ? Tant pis pour vous : si vous êtes un loser, c'est de votre faute !
Illégitimes ils sont, car ces dictateurs de l'ombre font pression sur nos dirigeants politiques (véritables carpettes qui leur obéissent au doigt et à l'œil) alors que les citoyens, eux, ne les ont même pas élus ! Le déni de démocratie se pratique ouvertement, et à grande échelle.
Dettocratie ou démocratie, il faut choisir
De plus en plus virtuelle et irrationnelle, la dictature des marchés devient intolérable. Outre le fait qu'elle nous appauvrit et nous ôte toute souveraineté, son pouvoir de nuisance gangrène sans relâche l'économie réelle, la seule qui compte, et qu'elle mène à sa perte. C'est complètement suicidaire.
Il y a onze ans, Viviane Forrester appelait à résister. Aujourd'hui, d'autres voix se font entendre dans ce sens. Autrefois moqué et discrédité, le discours des Cassandre et autres épouvantails méprisés redevient audible. «Toute vérité franchit trois étapes. D'abord elle est ridiculisée. Ensuite, elle subit une forte opposition. Puis elle est considérée comme ayant toujours été une évidence», disait le philosophe allemand Arthur Schopenhauer. Peu à peu, nous quittons la phase 2 pour entrer dans la phase 3 du processus.
L'enjeu de «la dette» est crucial car nous arrivons à un tournant de l'Histoire. Ou on les laisse continuer comme ça et on va droit dans le mur, ou on décide de couper court à cette abomination en reprenant les choses en main. Dans un avenir très proche, il faudra donc décider qui est le plus légitime : ou c'est EUX, ou c'est NOUS. Il est donc temps que les peuples reprennent à leur compte le slogan de Tina «Il n'y a pas d'alternative» et agissent en fonction : car l'économie réelle, c'est NOUS; le bon sens, c'est NOUS; la supériorité numérique, c'est encore NOUS. Et dans cette guerre mondiale qu'il faut engager contre l'oligarchie financière, plus qu'un autre pays, la France a son rôle à jouer.
SH
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