On l'a oublié mais, à l'aune de la longue durée, le libéralisme économique international est une exception historique. Pourquoi ? Non pas tant parce que les gouvernements «désirent l'isolation internationale pour elle-même, que parce qu'ils désirent être libérés des “effets perturbants” de l'interdépendance économique internationale», poursuit Heilperin.
Un objectif que semble partager - avec modération - le gouvernement français actuel quand, se mettant sous le parapluie idéologique du «patriotisme économique», il annonce entre la fin 2005 et mars 2006 une série de mesures visant à protéger les entreprises françaises des OPA hostiles et définit onze secteurs stratégiques pour lesquels il souhaite être informé des changements de propriétaires, tout en donnant la liste d'une dizaine de grosses entreprises (de Carrefour à la Société générale, en passant par Saint-Gobain, Suez, Alcatel ou Danone…) dont il souhaite voir maintenir les centres de décision en France.
Une évolution inspirée par Bernard Carayon, député (UMP) du Tarn, dont la promotion du patriotisme économique revient simplement à constater que les gouvernements des autres grands pays industrialisés n'hésitent pas à intervenir pour protéger les secteurs qu'ils jugent stratégiques car créateurs de puissance et d'influence internationale (2). Après tout, neuf autres pays européens contrôlent également les investissements étrangers, de même que les Etats-Unis ou la Chine. Dans une mondialisation «où (presque) tous les coups sont permis», il ne faudrait pas que le gouvernement français soit le seul à croire à ses professions de foi libérales tandis que les autres pays les contournent allègrement !
Et pourtant, à entendre ces derniers temps le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, ou Jean-Philippe Cotis, économiste en chef à l'OCDE, ou encore le ministre des Finances britannique Gordon Brown, on a l'impression que la France a réveillé la bête immonde d'un nationalisme économique belliciste, totalitaire et collectiviste !
Face à ce débat sur le patriotisme économique, les économistes français ont pratiquement tous adopté la même position : ne pas intervenir. Un silence qui nous a conduit à faire réagir sept d'entre eux, en leur proposant de commenter un texte de 1933 où John Maynard Keynes plaide pour le refus d'un internationalisme sans contrôle et propose aux pays démocratiques adeptes du libéralisme politique de mettre en œuvre le niveau de patriotisme économique adapté au maintien de leurs équilibres sociaux et à la promotion d'une «République sociale idéale». Keynes a-t-il des héritiers français ? Tous, sauf Jacques Sapir, refusent le recours à des politiques franchement protectionnistes. Une très grande majorité se satisfait de la mondialisation actuelle, soit qu'elle leur paraisse bénéfique, soit qu'elle soit présentée comme source de contraintes incontournables. Seul Olivier Pastré s'approprie les principes keynésiens, tandis que Roger Guesnerie, s'inquiétant de ce que les échanges avec des pays comme la Chine et l'Inde, à la main-d'œuvre abondante et bon marché, nourrissent les inégalités au Nord, appelle à dépasser «le paradigme de l'échange entre nations mutuellement avantageux» pour instaurer un «mieux de commerce» qui reste à définir…
Au moment de clore ce dossier, nous est parvenue une intervention sur le sujet du député (PS) de Saône-et-Loire Arnaud Montebourg. Sa lecture surprend : de par son analyse sous-jacente, son ton, ses objectifs politiques et sa mise en avant d'un patriotisme économique, non pas érigé en valeur, mais comme condition d'exercice de l'action politique nationale dans une économie mondialisée et comme antidote aux régressions nationalistes destructrices, la proximité avec le texte du maître de Cambridge est frappante. Au moins le Keynes de 1933 est-il toujours d'actualité…
L'édito de Christian Chavagneux pour le dernier numéro d'Alternatives Economiques
(1) Michael Angelo Heilperin, Le Nationalisme économique, Payot, 1963.
(2) Patriotisme économique : de la guerre à la paix économique, Ed. du Rocher, 2006.
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