Dans un rapport remis en mars à la commission des finances de l’Assemblée, la Cour des comptes s’inquiète des petites et grandes fraudes sur la prime pour l’emploi.
BRICOLÉE à la hâte en 2001, jamais évaluée depuis, la prime pour l’emploi (PPE) s’installe pourtant dans le paysage fiscal français. À coup de milliards : 500 millions de plus cette année, un milliard de plus l’an prochain, où son coût dépassera la barre des quatre milliards (1). Difficile de dire si ce dispositif remplit son objectif : inciter à la reprise de l’emploi (2). L’INSEE et la DARES vont lancer une grande enquête sur le sujet. Il était temps ! Ce qui est certain, c’est que le dispositif génère beaucoup de fraudes. Et que les revalorisations à venir ne présagent rien de bon. En 2001, la PPE rapportait en moyenne 290 euros aux bénéficiaires. L’an prochain, ce sera 450 euros. De quoi alimenter les tentations (3)…
Dans son dernier rapport public annuel, la Cour des comptes consacre quelques pages à la gestion de cette prime. Les magistrats y indiquent que «considérées isolément, les anomalies identifiées ont un faible impact financier» mais que leur fréquence pourrait «signifier que leur coût pour l’État est loin d’être négligeable». Et concluent que «la sécurisation du dispositif apparaît prioritaire». Ils s’appuient en réalité sur un rapport de 130 pages réalisé en 2004 et 2005 à partir des réponses à un questionnaire adressé à 12 directions des services fiscaux (Bouches-du-Rhône, Cantal, Drôme, Guadeloupe, Moselle, SeineSaint-Denis, etc) et 54 centres des impôts mais aussi de contrôles en Seine Saint-Denis et à Marseille.
Erreurs de bonne foi
Ce document circonstancié, que Le Figaro s’est procuré, a été transmis en mars 2006 à la commission des finances de l’Assemblée. Et, chiffres à l’appui, il fait apparaître d’importantes dérives. Au point que l’on peut vraiment se demander si ce dispositif est bien géré par l’État. Premier constat : tous les contribuables éligibles ne touchent pas la PPE. Malgré les progrès réalisés par la Direction générale des impôts (DGI), 9% sont passés au travers des mailles du filet en 2004.
Le deuxième constat est encore plus inquiétant : l’importance des anomalies c’est-à-dire des fraudes. Il s’agit de toutes les «astuces» qui permettent de toucher indûment la PPE ou d’augmenter son montant : minoration ou majoration des revenus, erreurs sur le nombre d’heures travaillées, dépôt par un seul contribuable de plusieurs déclarations (lire ici), etc.
La Cour rappelle ainsi qu’un salarié employé à temps plein toute l’année qui déclare 12.000 euros de salaires alors qu’il en a perçu 12.500 (4) majore sa PPE de 58 euros, soit un gain de 13%. Mais comme cette minoration des revenus a aussi pour conséquence de faire baisser son impôt, le gain total atteint au final 161 euros. Autre exemple : «Si un salarié ayant perçu 12.000 euros de salaires pour 1.720 heures de travail déclare avoir travaillé à temps plein toute l’année (soit 1.820 heures), il majore sa prime de 93 euros, soit 23% ». Pas étonnant, dès lors, que certains bénéficiaires soient tentés de gruger le fisc. Même si l’on ne peut bien sûr écarter les erreurs de bonne foi.
10% des montants détournés
La Cour n’avance pas le coût global de ces anomalies mais suggère qu’elles pourraient porter sur des centaines de millions d’euros. «À titre indicatif, dans le cas où 20% des déclarations des bénéficiaires (8,8 millions de foyers en 2004) seraient entachées d’une anomalie se traduisant par une attribution indue de PPE pour un montant moyen de 200 euros dans 80% des cas, et par une perte de PPE pour un montant moyen de 130 euros dans 20% des cas, le coût net pour l’État atteindrait 234 millions (5), soit environ 10% du total de la dépense fiscale induite pour la PPE en 2003.» Au regard des données glanées par les magistrats, il ne fait aucun doute que la proportion d’anomalies pourrait être supérieure à 20%.
Suite aux visites effectuées à Marseille et en Seine Saint-Denis (6), la Cour a constaté un taux d’anomalie de 75% sur 763 déclarations épluchées. Certes, ces deux zones ne sont pas représentatives de l’ensemble de la France. Mais, affirme la Cour, les rares services fiscaux «qui ont procédé à des contrôles sur pièces ciblés sur la PPE ont tous constaté que les anomalies étaient fréquentes». Un centre des impôts a ainsi contrôlé les dossiers de 60 contribuables ayant touché en 2003 une PPE supérieure à 777 euros. La PPE a dû être recalculée pour 31 d’entre eux. Le montant rappelé s’élevait en moyenne à 316 euros.
Curieusement, les centres des impôts n’ont pas fait de ces contrôles une priorité. Le rapport le rappelle cruellement, indiquant que les agents préfèrent se concentrer sur des dossiers dont les enjeux sont supérieurs : au moins 800 à 1.000 euros. Une note interne à la DGI datée du 7 novembre 2005 est on ne peut plus claire sur le sujet : «La PPE ne saurait par elle-même constituer un axe privilégié et généralisé de programmation.» Bercy estime en outre que la déclaration de revenus préremplie (DPR) et la relance amiable, présentés comme des outils pour faciliter la vie du contribuable, sont une solution à ce problème.
Dans cette note, la DGI appelle en revanche ses services à la plus grande vigilance sur les fraudes caractérisées, comme le dépôt par un même contribuable de déclarations de revenus dans différents centres. Ces fraudes, aussi spectaculaires que marginales au niveau national, tendent à se développer à Marseille et en Seine-Saint-Denis. Le rapport révèle ainsi que le directeur des services fiscaux de ce département a alerté à plusieurs reprises la DGI en 2004. «Les centres des impôts notent une augmentation suspecte du nombre de leurs contribuables par rapport à la population officielle de la commune qu’ils gèrent», écrit ce directeur qui semble presque paniqué.
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(1) Pour bien relativiser, il faut savoir que 4 milliards d'euros, ce n'est même pas le budget annuel de la Justice (5,46 milliards en 2005 - 1,89% du budget de l'État). Toujours en 2005, celui de la Défense était de 32 milliards, celui de l'Education nationale de 56 milliards, et l'État a même consacré jusqu'à 60 milliards d'euros d'aides publiques directes et indirectes aux entreprises, sans impact notable sur la création d'emplois et l'amélioration des salaires...
Et ce sont désormais 3,6 milliards d'euros que l'État va redistribuer aux contribuables dans le cadre de sa réforme fiscale à l'approche des élections début 2007 : ainsi un couple marié avec deux enfants déclarant 71.000 euros verra son impôt sur le revenu diminuer de 880 euros !
(2) Il est bien évident que ce n'est pas la PPE qui encourage les minima sociaux à retravailler : c'est la nécessité financière, psychologique et sociale de gagner sa vie ou tout simplement payer ses factures, nécessité qui dépend avant tout de l'opportunité de décrocher un emploi. D'ailleurs, cette prime est bien loin de compenser les frais supplémentaires liés au travail (transports, nourriture, vêtements…) et la perte progressive des aides sociales liées à cette reprise (APL, CMU ou autre…), vu les salaires pratiqués aujourdhui. Et quand il faut attendre parfois jusqu'à 18 mois pour la percevoir, il est certain qu'on ne compte pas dessus ! Cette "incitation" financière dérisoire sous-entend que les minima sociaux sont des fainéants qu'on va sortir du chômage avec une petite carotte, alors que la seule motivation pour un chômeur est la possibilité de trouver un emploi stable avec un revenu décent.
Lire également : La PPE n'a pas l'effet incitatif voulu par Eric HEYER, directeur adjoint du Département Analyse et Prévision de l'OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques).
(3) Frauder pour 290 ou 450 euros, la belle affaire ! Rappelons qu'il y a pire en la matière : selon L'Expansion, seulement 1% des délits économiques et financiers sont sanctionnés en France et là, vous vous doutez bien qu'il ne s'agit pas des mêmes montants ! De même, le montant total de la fraude fiscale en France est évalué à 45 milliards d'euros par an.
(4) 12.500 euros par an, c'est 1.040 euros par mois. Un vrai salaire de ministre ! Est-ce que Anne ROVAN, la journaliste qui a écrit cet article, réussirait à vivre avec cette somme ?
(5) Pour relativiser encore, l'ISF (impôt sur la fortune) devrait rapporter 3,6 milliards d’euros à l'État fin 2006, soit 300 millions de plus que prévu dans le budget voté l’automne dernier, et ce grâce à la flambée de l'immobilier. De quoi compenser ?
(6) Vous noterez enfin que St Denis ou Marseille sont des villes particulièrement "populaires", donc de vrais nids à fraudeurs...
La Cour des Comptes a fait son travail et c'est heureux, même si personne ne met en application ce qu'elle préconise alors qu'elle pointe des gabegies autrement plus volumineuses. Mais cette récupération malsaine et systématique des pauvres qui fraudent devient scandaleuse à l'heure où la précarisation et la smicardisation du salariat se propagent dangereusement. Ce n'est pas en continuant à déguiser les victimes en coupables qu'on rétablira la cohésion sociale dans ce pays.
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