Jusqu'ici le Code du travail prévoyait, dans son article D.212-21, que lorsque tous les salariés n'étaient pas occupés selon le même horaire collectif de travail, la durée du travail de ceux-ci devait être décomptée tous les jours en fonction des heures effectuées, et une fois par semaine par récapitulation du nombre d'heures effectivement travaillées. Dans les entreprises, c'est cet article qui fonde et justifie le pointage.
Bien sûr ce document est différent du planning, qui n'est qu'indicatif et qui est un pré-compte. Le réalisé figure sur le document de décompte, et permet seul de mesurer la durée réelle du travail effectué.
En février 2004, la branche professionnelle de la distribution directe instituait une convention collective, nouveauté dans ce secteur jusque là délaissé. Une spécificité atteignait néanmoins les plus précaires de cette branche : les distributeurs, ceux qui portent dans nos boîtes aux lettres les liasses de tracts publicitaires, souvent à pied ou à vélo, par n’importe quel temps. Le point 2.2 de l'article 2 du chapitre IV de cette convention dispose que le calcul de la durée du travail procède, pour les activités de distribution, d'une quantification préalable. L’article précise que cette procédure permet de répondre aux exigences de l'article D.212-21 du Code du travail (exigence de décompte). Malgré le paradoxe de cet article, il a été étendu par décret, entérinant de fait que la PRÉQUANTIFICATION remplace valablement le DÉCOMPTE (a posteriori donc) du temps de travail.
Le Ministère du travail semble ne pas savoir parler français : car en français, dé-compter veut dire "soustraire du compte". Le décompte de la durée du travail s'effectue donc, PAR NATURE, A POSTERIORI. On ne peut soustraire d'un compte qui n'existe pas encore...
Et pourtant si !!! Non seulement cette convention le prévoit, mais le Ministère l'avalise !
Mieux que ça : depuis la parution de ce texte, les recours de distributeurs devant les Prud'hommes se multiplient car ce pré-comptage tend à allonger la durée du travail des salariés et alourdir leur tâches sans que soient rémunérées ces heures nouvelles.
"La mention, sur le bulletin de paye, d'un nombre d’heures inférieur à celui effectivement réalisé est qualifié de travail dissimulé" prévoit l'article L.324-10 du Code du travail. Sur cette base, des entreprises de distribution directe ont été condamnées à plusieurs reprises. L'Inspection du travail s'est donc saisie du problème dans toute la France et a demandé la mise en place de relevés d'heures a posteriori, conformément au Code du travail, ce que refusent la plupart des grosses entreprises concernées, obligeant les inspecteurs et contrôleurs du travail à recommander des poursuites judiciaires aux parquets pour obstacle (refus de mettre en place les documents demandés par les agents de contrôle). La cour de Cassation donnait d’ailleurs raison aux agents de contrôle dans une décision récente.
Qu'à cela ne tienne : face à cet état de fait, la réponse du Ministère du travail ne se fait pas attendre... En conseil des ministres du 3 janvier 2007, le Ministre délégué à l'emploi Gérard Larcher a présenté un décret pour modifier l'article D. 212-21 du Code du travail afin d'autoriser les partenaires sociaux à substituer à l'obligation d'enregistrement un "dispositif mieux adapté, fondé sur une quantification préalable du temps de travail reposant sur des critères objectifs". Le ministre justifie sa décision : "Le contrôle du respect de la durée du travail est effectué a posteriori par l'Inspection du travail qui vérifie le temps de travail des salariés à partir des données enregistrées sur un relevé fourni par l'employeur. Cette modalité de comptabilisation du temps de travail n'est pas aisément praticable pour les secteurs d'activités, comme celui de la distribution directe où les salariés ne sont pas présents dans l'entreprise et disposent d'une autonomie dans l'organisation de leur temps de travail".
On semble vouloir faire croire que c'est pour faciliter le travail des agents de contrôle qu'on va permettre de supprimer les décomptes de la durée du travail. Mais en supprimant les décomptes de la durée du travail, le gouvernement réussit par le fait à supprimer totalement le contrôle de la durée du travail par l'Inspection du travail.
On sait bien que des dirigeants des entreprises concernées sont des proches du Ministère du travail, voire des anciens membres de celui-ci. On sait aussi l'aversion du gouvernement pour l'Inspection du travail : l'un des candidats à l'Elysée et par ailleurs ministre ne fustigeait-il pas il y a encore quelques jours, en direct à la télévision, Gérard Filoche, inspecteur du travail, alors qu'il rappelait le nombre impressionnant d’infractions au Code du travail : "Je n'ai pas votre détestation des employeurs, Monsieur Filoche !"
Le gouvernement veut arriver à faire croire que les inspecteurs et contrôleurs du travail font appliquer le Code du travail parce qu'ils détestent les employeurs. Cette dénonciation détestable et calomnieuse est inacceptable pour des fonctionnaires consciencieux, responsables et neutres dans l'application des textes. Les agents de l'Inspection du travail sont aussi des partenaires de l'entreprise et des acteurs incontournables du dialogue social.
Ce travail gouvernemental de sape, pensé, préparé et mené à bien par le Ministère du travail, reprenant à son compte les idées du Medef, s'exprime aujourd'hui au grand jour : à partir de demain donc ON NE POURRA PLUS CONNAÎTRE LA DUREE RÉELLE DU TRAVAIL DES SALARIÉS. Ceci s'inscrit dans le droit fil de la réforme Larcher de l'Inspection du travail : les inspecteurs du travail vont pouvoir être spécialisés (amiante, travail dissimulé, etc…) de façon à parcelliser les compétences et à les chevaucher, manière intelligente de rendre le droit inefficace et inapplicable.
Cela vient bien évidemment en contradiction avec ceux qui clament : "Laisser ceux qui veulent travailler plus pour gagner plus". Aujourd'hui, ceux là travailleront plus pour gagner moins.
On espère seulement deux choses en cette période préélectorale : que toutes ces soit-disant réformes ne tromperont pas les salariés du secteur privé et qu'ils sauront faire entendre leur voix dans ce pays où la parole est muselée par l’administration pour les citoyens et pour les fonctionnaires...
Et pourtant… Une certaine convention internationale, portant le N°81, précise bien que «Le système d'inspection du travail sera chargé :
a) d'assurer l'application des dispositions légales relatives aux conditions de travail et à la protection des travailleurs dans l'exercice de leur profession, telles que les dispositions relatives à la durée du travail, aux salaires, à la sécurité, à l'hygiène et au bien-être, à l'emploi des enfants et des adolescents […]
b) de fournir des informations et des conseils techniques aux employeurs et aux travailleurs sur les moyens les plus efficaces d'observer les dispositions légales;
c) de porter à l'attention de l'autorité compétente les déficiences ou les abus qui ne sont pas spécifiquement couverts par les dispositions légales existantes.»
Ce texte ne s’applique sans doute plus à notre République…
par Bruno Labatut-Couairon, inspecteur du travail pour le Syndicat national CFTC - Travail Emploi Formation
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