« Il y a cent quarante ans, la province était ravagée par un mal subtil et insaisissable. Le travail semblait manquer de toutes parts. Sur dix hommes valides, il en était toujours un ou deux qui, bien que cherchant à se faire employer, n’y parvenaient point. Le découragement était général.
Fort préoccupé par la chose, le gouverneur de Laputa décida d’y mettre terme. Après longue réflexion, il ordonna que soit puni de mort quiconque resterait oisif et sans métier. Mais la sentence, ajoutait bizarrement le gouverneur, ne commencerait d’être exécutée qu’au terme de douze mois (1).
Cet ordre brutal causa, on l’imagine, un très grand émoi. Nombre de gens de qualité pressèrent le gouverneur de reprendre son geste. Le peuple s’agita. Rien n’y fit.
Dans les premiers mois qui suivirent cette décision, et si l’on excepte les mouvements qu’on vient de relater, rien ne se produisit. Comme avant, les propriétaires se séparaient de leurs ouvriers lorsque l’ouvrage manquait, et les maîtres de leurs domestiques, quand ils en étaient fâchés. Et ceux qui avaient ainsi reçu leur congé s’efforçaient, par leurs propres moyens, de retrouver une situation.
Toutefois, aux approches des jours où devaient tomber les premières victimes de cette ordonnance monstrueuse, un mouvement se fit qui gagna bientôt l’île tout entière. Saisis par la crainte de voir ces malheureux subir un sort aussi injuste, ceux qui, dans un premier geste, voulaient se séparer d’un employé, retenaient leur passion et remettaient à plus tard. Et chacun s’animait d’un esprit entreprenant pour ceux qui restaient sans travail. Celui-ci proposait chez lui la garde d’une mère impotente. Tel autre affirmait que son moulin pouvait occuper une personne de plus. Tel autre encore suggérait de partager, tout ensemble, son travail d’artisan et le profit qu’il en pouvait tirer. Ainsi, déclarait-il, on travaillera plus et nous gagnerons plus. Si bien qu’aux douze mois écoulés, ainsi qu’à chaque mois qui suivit, le gouverneur ne trouva nul motif de mettre son ordonnance à exécution. »
Etude de texte. Le Voyage à Laputa décrit un monde où les hommes perdent tout sens commun. Ce chapitre épingle (entre autre) les "brillants" scientifiques - comparables à nos actuels technocrates, économistes ou politiques… - qui veulent faire "profiter" (contre leur gré s'il le faut) les peuples de leurs grandes innovations/idées sans voir que, bien souvent, elles conduisent à la ruine. Visionnaire, Jonathan Swift brossait là une satire du monde moderne.
... Mais voici, exquise de naïveté, l'interprétation qu'en fait un certain Constantin Barutciski dans le Blog de la Droite Libre, en ode à Laurence Parisot : "[Cette histoire] montre que le «chômage» est de toutes les époques et que les méthodes de rupture ou de changement d’approche sont toujours les plus efficaces." En imaginant un chef d'état qui décrète de punir de mort ses chômeurs de longue durée afin de provoquer une prise de conscience générale, Jonathan Swift n'aurait peut-être jamais cru qu'on se serve un jour de sa métaphore pour vanter les bienfaits du libéralisme, lui qui utilisa les termes "victimes" ou "malheureux" pour parler de ces exclus sacrifiés et non les mots "assistés", "profiteurs", "fainéants" ou "déresponsabilisés" dont nous abreuvent certains, surtout à droite.
Un monde sans pitié. C'est du bon sens : pour éradiquer le chômage, il faut créer des emplois ; tout le reste n'est que poudre aux yeux. Le texte de Swift démontre que la cause essentielle du chômage est liée à l'irresponsabilité (l'égoïsme, la pingrerie ?) des employeurs, dont le rôle est aussi de participer à la cohésion sociale en faisant l'effort de fournir du travail. "Ainsi, on travaillera plus et nous gagnerons plus"...
Mais ce n'est pas demain la veille que ceux-ci s'inquièteront du sort de leurs salariés et s'arrêteront de licencier. Ce n'est pas demain la veille qu'ils cesseront de discriminer à l'embauche, de déclasser, de sous-payer ou de précariser les chômeurs qu'ils daignent recruter. Ce n'est pas demain la veille que le bon peuple s'agitera pour dénoncer cela. Ce n'est pas demain la veille que les actionnaires accepteront de renoncer à une partie de leurs dividendes pour investir dans l'emploi au lieu de s'enrichir en le détruisant. Ce n'est pas demain la veille que, faute d'emplois pour tout le monde, le contrôle des chômeurs viendra à bout du chômage : tout n'est que statistiques, mensonges, et écrans de fumée.
Nous ne savons pas si Constantin Barutciski a une quelconque expérience du chômage (qu'il cite, d'ailleurs, entre guillemets). Nous, oui. Et si les chômeurs de longue durée ne sont pas tous voués à une mort effective, ils sont voués à une lente mort sociale qui est physiquement invisible, donc "tolérable", de la même façon qu'on peut détecter à l'œil nu des traces de coups mais pas une maltraitance psychologique. Ce n'est donc pas le trépas qu'on leur réserve, mais une vie de misère financière et morale doublée du statut de bouc émissaire ; une mort discrète, à petit feu.
L'amour rend aveugle. Interpelé, puis obnubilé par l'expression "on travaillera plus et nous gagnerons plus" autrefois rédigée par Swift et désormais martelée par Nicolas Sarkozy, il est évident que, dans un élan de ferveur pour le slogan phare de son maître-à-penser, Constantin Barutciski s'est grossièrement mélangé les pinceaux avec sa démonstration. Qu'ils sont touchants, ces fans de Nico, prêts à toutes les incohérences pour vanter leur idole... Voyez plus bas à droite de son article : on découvre qu'un de ses collègues a écrit un billet intitulé "Marie-Ségolène et le pays de Candide" et là, question candeur, on se dit que c'est l'hôpital qui se fout de la charité. Comment ne pas en rire ?
SH
(1) Justement, c'est à partir de douze mois que l'on devient «chômeur de longue durée». A partir de vingt-quatre mois, on est «chômeur de très longue durée».
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