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Pourquoi les pauvres votent-ils contre leurs intérêts ?

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Tout repose sur des illusions : une mauvaise connaissance de la réalité de la distribution de la richesse, et une foi chimérique dans la possibilité d’améliorer son sort. Le constat de l'historien américain Michael C. Behrent est valable partout, y compris chez nous où un Président des Riches fut élu en 2007.

Depuis au moins une décennie, la politique américaine se caractérise par un paradoxe fondamental : les inégalités et la pauvreté augmentent, mais sans que celles-ci ne déclenchent un mouvement politique en faveur de la redistribution. Bien au contraire : la politique fiscale n’a jamais autant favorisé les plus riches (notamment par le biais des «Bush tax cuts» de 2001 et 2003, reconduits l’année dernière par Barack Obama). Plus étrange encore est le fait que le parti républicain, la force politique derrière ces réductions d’impôts, a souvent obtenu un soutien populaire, que ce soit en 2004, lorsqu’il a en même temps privilégié les dossiers «culturels» (la religion, le mariage homosexuel…), ou en 2010, lorsqu’il succomba à l’antiétatisme forcené du Tea Party. A chaque reprise, les républicains, tout en proposant un projet fiscal profitant de manière extrêmement disproportionnée aux plus riches, récolta un soutien populaire considérable. Alors que Barack Obama tente — enfin — d’inverser cette tendance en proposant l’adoption du «principe Buffett» (le «Buffett rule»), la question demeure au cœur de notre actualité.

Le «dégoût de la dernière place»

Dans un article récemment paru dans le New York Times, deux économistes proposent une explication insolite à ce paradoxe. Les raisons que l’on avance habituellement pour expliquer cette tendance à voter contre son propre intérêt économique sont, selon Ilyana Kuziemko (Princeton) et Michael I. Norton (Harvard), insatisfaisants. Une perspective marxiste insisterait sur l’hégémonie idéologique de la classe dominante et la «fausse conscience» des classes populaires. Ceux qui s’inspirent de Thorstein Veblen privilégient plutôt la disposition des classes populaires à imiter la «classe de loisir», notamment sa «consommation ostentatoire», plutôt que de s’identifier à leurs semblables. D’autres encore expliquent que les clivages ethniques et raciaux peuvent fausser la solidarité entre les membres objectifs d’une classe sociale. Enfin, beaucoup d’Américains évoquent spontanément le mythe «Horatio Alger» (ce romancier populaire dont les livres racontent invariablement l’épopée d’un jeune homme d’origine populaire qui obtient la fortune par son travail et sa ténacité) : les classes moyennes et populaires soutiendraient les baisses d’impôts pour les plus riches parce qu’ils parient sur la possibilité que ces impôts pourraient un jour les concerner.

Kuziemko et Norton avancent une explication tout autre. Selon eux, les hommes sont motivés moins par un désir de réussir que par une crainte d’échouer complètement. Nos économistes baptisent ce phénomène le «dégoût de la dernière place» last-place aversion»). Leur modèle se bâtit sur l’idée que l’utilité économique n’est pas simplement déterminée par une volonté d’accumuler les richesses, mais par son positionnement relatif vis-à-vis d’autrui. Nous considérons la grandeur de notre maison non pas comme une valeur absolue, mais en le comparant à celles de nos voisins. Nous nous rappelons peut-être de notre crainte, en classe de gym, d’être choisi en dernier lorsque nos camarades furent appelés à former des équipes sportives. Comme le soulignent Kuziemko et Norton, ce modèle insiste sur le caractère déterminant pour le comportement économique de phénomènes psychologiques tels que la honte et la gène, qui se révèlent aussi sinon plus important que le seul intérêt matériel.

Kuziemko et Norton prétendent que le caractère déterminant du «dégoût de la dernière place» augmente à mesure que le revenu diminue. La crainte de se retrouver en dernière place n’empêche pas de dormir ceux qui se retrouvent au milieu d’une distribution salariale. Par contre, les plus démunis et ceux qui se trouvent dans une situation économique légèrement supérieure à ceux-ci sont hantés par le fait qu’ils pourraient se trouver en dernier place — ou qu’ils y sont déjà.

Le test de la loterie

Les conséquences de cette intuition pour l’économie politique sont considérables. Elle explique, en somme, pourquoi certains seraient portés à voter contre leur intérêt économique (celui-ci étant compris comme simple désir d’augmenter son revenu). Ceux qui se trouvent dans la tranche salariale légèrement au-dessus de la tranche inférieure s’opposeraient à des politiques de redistribution qui risqueraient de donner un coup de pouce aux plus infortunés qu’eux. La redistribution, en somme, menace leur statut d’«avant-derniers».

Kuziemko et Norton montrent très clairement que ces considérations se révèlent déterminants, par exemple, dans les attitudes envers le salaire minimum. Selon leurs recherches, ce sont précisément les Américains qui gagnent entre $7,26 et $8,25 par heure — soit un peu plus que le salaire minimum actuel ($7,25) — qui sont les plus susceptibles de s’opposer à ce que le salaire minimum augmente.

Pour prouver leur thèse, Kuziemko et Norton ont fait une expérience en forme de jeu. Chaque joueur est arbitrairement accordé un «revenu», échelonné selon une différence constante ($1,75, $2,00, $2,25, etc.). A chaque tour, les joueurs doivent faire un choix. Ils peuvent opter soit pour une augmentation certaine de leur salaire de l’ordre de $0,25, soit de participer à une loterie. Dans la loterie, il y a une probabilité de 75% qu’ils augmenteront leur salaire de $1,00 (soit quatre fois plus que l’augmentation «normale»), mais un risque de 25% qu’ils verront leur salaire diminuer de $2,00. Si tous les joueurs élisent l’augmentation garantie, les plus pauvres resteront les plus pauvres, même si leurs salaires augmentent régulièrement. Pour pouvoir se déplacer vers le haut dans la distribution salariale, les plus pauvres doivent risquer la loterie — et, bien entendu, s’en sortir vainqueurs.

Les individus les plus susceptibles de risquer la loterie sont les derniers et les avant-derniers de la distribution salariale. Les derniers de la distribution assument un tel risque pour ne plus se trouver en dernier place. Il ne leur suffit pas, en somme, de gagner davantage (ce que leur offre l’augmentation garantie) : ils aspirent à sortir de la honte d’être les derniers. Les avant-derniers prennent le même risque pour des raisons un peu différentes. Estimant (correctement) que les derniers risqueront la loterie pour tenter d’améliorer leur sort, les avant-derniers doivent assumer de temps en temps des risques pour ne pas se trouver dépassés et donc, par défaut, en dernière position. Quant aux autres tranches salariales supérieures, elles choisissent la loterie de manière plus ou moins indifférente. Cela suggère, selon Kuziemko et Norton, que les joueurs sont motivés moins par une envie de monter dans la distribution salariale que par la peur de se retrouver tout en bas.

De la servitude intégrée

Ce modèle n’explique pas à lui seul, selon Kuziemko et Norton, les raisons pour lesquelles des populations à moyen ou bas revenu voteront contre leurs intérêts économiques. Ils évoquent aussi le fait que les Américains connaissent mal la réalité des inégalités actuelles. Aujourd’hui, 20% des Américains possèdent 85% de la richesse nationale alors que la part des 40% les plus pauvres est insignifiante. Mais des études montrent que l’Américain moyen est sous l’illusion que les 20% les plus riches n’en possèdent que 59% de la richesse nationale et que la part des 40% les plus pauvres est non négligeable. D’autre part, Kuziemko et Norton cite des recherches qui indiquent que les Américains surestiment de manière dramatique la probabilité qu’ils arriveront à améliorer leur propre sort économique.

Il est intéressant que les conclusions de Kuziemko et Norton confirment l’intuition de certains philosophes et penseurs politiques. J’enseigne régulièrement De la démocratie en Amérique, et je suis frappé par le fait que ce qu’Alexis de Tocqueville entend par la «passion pour l’égalité» ressemble beaucoup au «dégoût de la dernière place».

Considérez par exemple ce que Tocqueville nous enseigne sur la servitude dans les sociétés aristocratiques : «Chez les peuples aristocratiques, il n’était point rare de trouver le service des grands des âmes nobles et vigoureuses qui portaient la servitude sans la sentir, et qui se soumettaient aux volontés de leur maitre sans avoir peur de sa colère». Mais il ajoute : «Il n’en était presque jamais ainsi dans les rangs inférieurs de la classe domestique. On conçoit que celui qui occupe le dernier bout d’une hiérarchie de valets est bien bas» (volume II, 3e partie, chapitre 5). La probabilité que les domestiques acceptent et intériorisent leur servitude serait liée, en somme, à leur gratitude de ne pas être en dernière place.

Si elle s’organise différemment, la même dynamique est tout aussi présente dans les sociétés démocratiques : « Quelque démocratique que soit l’état social et la constitution politique d’un peuple, on peut donc compter que chacun de ces citoyens apercevra toujours près de lui plusieurs points qui le dominent et l’on peut prévoir qu’il tournera obstinément ses regards de ce seul côté... C’est pour cela que le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande» (volume II, 2e partie, chapitre 11). Entendu de cette manière, «le désir de l’égalité» ressemble à s’y tromper au «dégoût de la dernière place».

Ce n’est sans doute pas en essayant de contrarier cette «passion pour l’égalité» s’exprimant par un désir de ne pas se trouver en dernière position que ni Barack Obama, ni la gauche américaine pourront commencer à réduire les inégalités flagrantes de la société américaine actuelle. Mais comme le rappellent Kuziemko et Norton, ces inégalités sont perpétuées sur le plan politique par des illusions : une mauvaise connaissance de la réalité de la distribution de la richesse, une foi chimérique dans la possibilité d’améliorer son sort. C’est sans doute à ce niveau que les démocrates auront une possibilité de regagner les classes populaires et moyennes. Mais le mérite des recherches de Kuziemko et Norton est avant tout de nous rappeler que, même dans le domaine économique, les passions comptent tout autant que les seuls intérêts.

(Source : Alternatives Economiques)


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Mis à jour ( Lundi, 14 Janvier 2013 13:13 )  

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