Jusqu'à présent, nous nous étions habitués aux injustices du monde : tant que les miséreux crevaient loin d'ici, on nous laissait entendre que le capitalisme était un bienfait pour l'Humanité et que notre modèle occidental était le meilleur, malgré les quelques poches de chômage et de pauvreté que nous constations chez nous. Mais voici que le tiers-mondisme nous gagne ! Les privilégiés que nous fûmes (car c'est terminé, tout ça : au nom du progrès, nous devons nous aligner… vers le bas) découvrent que notre système économique, tant vanté par-delà les frontières, s'est «emballé», dévoilant ses ignobles fondements, et qu'il est devenu une menace pour nous-mêmes.
Une mutation pathogène
Avant qu'il ne devienne ce monstre dévorant que nous subissons, le capitalisme générait ses profits par la production matérielle, industrielle ou autre. Mais se contenter de prospérer au sein de l'économie réelle tout en étant obligé, hélas, de composer avec sa principale force de production — les hommes — ne lui a pas suffi. À partir des années 80, afin d'engranger toujours plus de profits et anéantir cet empêcheur de tourner en rond qu'était un salariat relativement fort, le capitalisme s'est mondialisé, financiarisé et réfugié dans la spéculation. Dans la foulée, il a réussi à imposer son nouveau mode de fonctionnement — ses «marchés», ses fonds d'investissement, ses traders et ses «agences de notation»… — à l'ensemble des acteurs de la société : entreprises, ménages et États qui, pour accéder à une profusion de «biens» de plus en plus artificiels, s'endettent massivement depuis trente ans. Parallèlement, la virtualité s'est légitimée : les bulles se créent puis explosent les unes après les autres, y compris sur des produits de première nécessité (logement, nourriture, énergie…) car l'instabilité est le moteur, sinon la norme.
Avec la complicité des politiques, le pouvoir actionnarial s'est renforcé au détriment des travailleurs et de l'emploi : ainsi, depuis trente ans, le chômage de masse, la précarisation du travail et la baisse généralisée des salaires se sont banalisés. «Vivre au dessus de ses moyens» est devenu un mode de vie incontournable. Conséquence : le surendettement, à l'origine de la crise des subprimes qui, issue de son parangon les États-Unis, a contaminé l'économie mondiale.
Mais aujourd'hui, tel un boomerang, cette énième crise a asséné un fatal coup de boutoir au bon vieux dogme de l'instabilité chronique, faisant vaciller tout l'édifice. Le déclin virtuel est devenu réel : les faillites se multiplient, la concentration du capital augmente, le chômage progresse et l'économie connaît une situation de déflation véritable. On peut se réjouir d'assister enfin aux prémisses de cette agonie. Ce système, qui s'est sans cesse nourri de crises et de catastrophes, tranformant le monde entier en un vaste casino afin de permettre à une minorité de rapaces d'accumuler les richesses par la dépossession d'une majorité, sombre enfin dans son propre chaos, et c'est heureux.
Mais ceux qui en tirent les rênes, qu'ils soient instigateurs ou prescripteurs, ne sont pas prêts de renoncer. Avant de mourir ce grand malade, plus tyrannique que jamais, ira jusqu'au bout dans la malfaisance et sacrifiera d'innombrables victimes innocentes. Selon certains, il faudra attendre une trentaine d'années avant qu'un nouveau modèle de société ne lui succède. D'ici là, les dégâts seront considérables. Les Grecs en sont aujourd'hui témoins. Mais demain ? N'oublions pas que la seule solution qui nous a permis de sortir de la crise de 1929 fut… la Seconde Guerre mondiale.
Une Europe bancale et asservie
Dans sa frénésie à se construire et grossir au nom de la paix en Europe, faisant miroiter à ses nouveaux membres l'opportunité de s'enrichir, l'UE a admis dans son sérail bon nombre de pays fragiles (Bulgarie, Lettonie, Lituanie, Roumanie…) auxquels elle a imposé ses règles draconniennes sans même prévoir les mesures les plus élémentaires d'harmonisation économique, fiscale et sociale afin de réduire ces évidentes disparités qui, à moyen terme, s'avèrent de plus en plus intenables, ont généré du dumping et nivelé par le bas le quotidien des populations. De plus, en ce qui concerne la Grèce, victime depuis trente ans de népotisme (la république des Karamanlis-Papandréou) et de la corruption de ses élites, Bruxelles l'a laissée entrer dans l'Union en fermant les yeux sur un dossier truqué.
Outre ces aberrations, cette alliance purement douanière et monétaire n'a jamais entraîné d'union politique et populaire. Au lieu de s'imposer en tant que puissance politique capable de peser sur les enjeux mondiaux, d'insuffler une nouvelle donne, cette Europe de technocrates — les Barroso et autres Trichet — s'est contentée de s'édifier en tant que puissance économique assujettie au modèle anglo-saxon et placée sous la tutelle du sacro-saint marché, à l'encontre de l'intérêt de ses peuples qui paient de plus en plus cher sa frilosité, sa lâcheté et ses incompétences. La souveraineté des États n'existe plus : seuls les marchés — irrationnels (pour ne pas dire hystériques) et sans scrupules, mais qu'il ne faut «pas décevoir», sinon «rassurer»… — y font régner leur loi.
Les Grecs, parfaits boucs émissaires
Quand les États-Unis nous ont exporté leur crise financière, il a fallu «sauver les banques». Pour «sauver» les banques européennes, la BCE a été capable d'injecter quelque 900 milliards d'€ au taux de 1% alors que pour «sauver» la Grèce, les états européens doivent se tourner vers des investisseurs internationaux et leur emprunter 110 milliards d’€ à un taux de 3,5%, que la Grèce devra rembourser avec 5% d'intérêts. Non seulement c'est immoral, mais c'est une grave erreur.
Que fait la Banque centrale européenne, à part lutter obsessionnellement contre l'inflation (dont le maintien d'un taux de chômage constant est l'une des armes favorites depuis 25 ans) au nom de la stabilité monétaire et d'un euro fort ? Pour quel résultat ? On voit bien que cette politique, rigide et absurde, freine la croissance de la zone euro depuis des années.
Parlons maintenant de «la dette» qui, depuis l'automne 2008, explose à cause de la crise de la finance privée. Car, plutôt que de placer l'intégralité d'un secteur failli sous contrôle public, les gouvernements ont accepté de le renflouer sans contreparties. Ils se sont endettés hors de proportion afin de sauver les banques et relancer l'économie. Mais, suite à vingt années de baisse continue de la fiscalité, ceci faisant partie du dogme libéral, les recettes n'ont pas suivi. D'où le gonflement des dettes publiques.
En réalité, ceux que l'on appelle «PIGS» — pour Portugal, Ireland, Greece, Spain — ou «cochons», ces États dont les finances publiques sont actuellement contestées sur les marchés financiers et que l'on pointe d'un doigt insultant, n'ont pas des taux d'endettement aussi dramatiques que d'autres pays à qui l'on continue de dérouler le tapis rouge => LIRE ICI...
Cependant, curieusement, on n'a pas entendu les États-Unis ni le Royaume-Uni se faire traiter de «porcs», constate l'économiste Frédéric Lordon qui rappelle qu'en matière de dette, le Japon est recordman du monde (204% du PIB). Sauf que la dette japonaise est détenue à plus de 95% par les épargnants nationaux alors que celle de la Grèce (et de nombreux autres pays à la merci des marchés financiers) est détenue à 70% par des investisseurs étrangers.
Pour Frédéric Lordon, ce matraquage sur «la dette» n'a pour but que de nous conditionner à un programme sans précédent de démantèlement des États, dont la Grèce est la première à en faire ouvertement et violemment les frais. L'enchaînement rapide des événements face à cette «crise grecque» lui donne malheureusement raison...
Un sacrifice inutile
On vient de voir que l'anathème lancé sur quelques pays de l'UE au sujet de leur endettement est aussi sélectif que disproportionné. Pour escamoter cette imposture et, surtout, éviter d'accuser le principal responsable (notre système économique et financier), ses chantres nous disent que les Grecs sont des tricheurs qui «vivent au dessus de leurs moyens» (alors que c'est ce qu'on demande à tout le monde de faire depuis trois décennies !)... Lisez ce témoignage d'un Français qui vit depuis plus de cinq ans à Thessalonique : il raconte qui triche et qui profite vraiment.
On a même dit que ces fainéants de Grecs partaient à la retraite à 53 ans ! Rares sont ceux qui ont réagi à ce mensonge éhonté.
Même chose pour les 13e et 14e mois de salaire des fonctionnaires : ils ne touchent au mieux que 900 € par mois, et la plupart d'entre eux est obligé de faire un petit travail au noir pour s'en sortir, dixit le très sarkozyste Nikos Aliagas sur le plateau de Ce soit ou jamais hier sur France 3 !
Le plus tragique est que cette cure d'austérité, violente et drastique, que l'Europe libérale veut imposer au peuple grec, aura un effet contre-productif : au lieu de sortir leur pays du marasme, elle provoquera un choc récessif qui va l'enfoncer. Les Grecs doivent donc se sacrifier… pour rien. Et comme le précise Eric Heyer (OFCE) dans cette vidéo, notre système financier, qui a été sauvé par de l'argent public, est maintenant en train de s'attaquer aux États. Ce qui est non seulement inique mais totalement suicidaire. Et on peut dire que nos chefs d'États, qui ont accepté de sauver le système financier sans exigences ni garde-fous visant à les prémunir, ont tendu la main pour se faire mordre. Ils sont donc entièrement responsables de la souffrance de leurs peuples.
L'imposture est contagieuse. En France, bien que le volume de notre dette publique soit honorable par rapport à la plupart de nos voisins, l'UMP devance l'appel et annonce son propre plan de rigueur pour les trois ans à venir… afin de «ne pas finir comme la Grèce». Un comble !
Cette histoire est immonde. Il faut en finir avec le capitalisme car il est impossible à «moraliser» (comme disait Nicolas Sarkozy), ni à «domestiquer» (comme dit Arnaud Montebourg). Il faut le dépasser.
Cruel destin que celui de la Grèce, berceau culturel de l'Europe. Sa colère sera-t-elle le berceau mondial de ce nouveau modèle, plus égalitaire et redistributif, que tous les peuples appellent de leurs vœux ?
En attendant, les amis, hauts les cœurs... hauts les cœurs.
SH
Un excellent résumé en images :
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