C'est bien connu, les employeurs/DRH excluent d'office les candidats restés un peu trop longtemps au chômage (voire, au chômage tout court), jugés «inemployables» sans autre forme de procès. C'est pourquoi nombre de demandeurs d'emploi n'hésitent plus à maquiller leur CV — trichant non seulement sur des dates pour boucher les trous, mais aussi sur leurs qualifications quand ils sentent qu'ils sont "surdimensionnés" pour un poste — afin de ne pas rebuter les recruteurs.
Il est vrai que ces derniers n'ont que l'embarras du choix. Le tri peut donc s'effectuer de manière arbitraire, éliminant des postulants sur la base de critères de moins en moins avouables (comme l'âge, le sexe, l'apparence physique, l'origine…), punissables par la loi quand ils sont détectés — et surtout prouvables, ce qui est difficile. On le sait : l'ampleur de la discrimination à l'embauche est proportionnelle à l'ampleur du chômage.
La notion d'employabilité est rentrée dans les mœurs. Tout le monde admet qu'il est logique, pour ne pas dire naturel, d'écarter du processus de recrutement des personnes restées trop longtemps "inactives"… y compris les chômeurs qui finissent par en être persuadés. Et pour cause : partout, le mot «employabilité» est régulièrement asséné telle une vérité absolue, de la bouche d’"experts" aux acteurs du marché, de Pôle Emploi aux "partenaires sociaux"… en passant par les politiques. Un véritable lavage de cerveau.
L'exemple le plus marquant est celui de la loi de «modernisation du travail» du 1er août 2008 qui a acté, noir sur blanc, la notion d'«ancienneté dans le chômage» ayant prétexté l'élaboration de dispositifs régressifs tels que le PPAE (projet personnalisé d'accès à l'emploi) et ses ORE (offres raisonnables d'emploi) où, le temps passant, les prétentions du chômeur sont systématiquement revues à la baisse sous couvert de "réalisme", ce afin «d'accroître ses perpectives de retour à l'emploi». En clair : plus vous stationnez dans le chômage, plus vous êtes supposé "avoir perdu en employabilité" — une allégation incontestable, mais qu'aucune étude sérieuse n'a jamais validée —, donc en rabattre et accepter ce qui se présente, y compris un job précaire au Smic (au final, un misérable CUI), sous peine de sanction.
On le voit, outre sa charge dévalorisante — pour ne pas dire humiliante, puisqu'on vous considère comme une marchandise rapidement périssable —, l'employabilité est un outil psychologique qui permet de légitimer le déclassement, le chômage étant, lui, l'outil économique qui permet de tirer l'ensemble des salaires à la baisse et détruire un à un les acquis sociaux. Peur du chômage génère peur du déclassement. Et derrière toute peur il y a soumission, pour peu qu'une propagande efficace à base de contre-vérités, d'épouvantails et de tours de passe-passe sémantiques persuade l'opinion d'accepter l'inacceptable.
L'employabilité est un critère de dupes bâti sur un préjugé. En effet, si l'on veut pousser la comparaison avec la même indignité, on peut dire que nombre de salariés en poste, du fait de la médiocrité de leur travail voire leur incompétence, méritent d'être qualifiés d’"inemployables". Cependant, malgré leur flagrante "inemployabilité", beaucoup sont à l'abri du chômage et fort bien rémunérés...
En règle générale, tout salarié quittant une entreprise pour une autre (ou un service pour un autre en cas de promotion interne) a besoin d'un temps d'adaptation afin d'assimiler de nouvelles méthodes de travail, de nouvelles informations, s'habituer à de nouvelles têtes et se plier à un nouveau rythme. Les recruteurs, qui passent le plus clair de leur temps à cibler des personnes déjà en poste afin de les débaucher pour satisfaire leurs clients, ne s'inquiètent nullement de cette "inemployabilité" passagère considérée comme normale... Mais lorsqu'il s'agit de chômeurs restés sans emploi pendant un an ou plus, souvent même seulement quelques mois, d'emblée ils estiment que ces candidats périmés seront totalement incapables de reprendre une activité, bien qu'aucune preuve scientifique ne valide ce présupposé.
En quoi le chômage émousserait-il à ce point les capacités intellectuelles ou manuelles d'un individu alors qu'il est déjà une épreuve difficile qui demande de réelles capacités d'adaptation ? En quoi cette ancienneté dans le chômage annihilerait la motivation et l'intelligence des intéressés ? En principe, le travail, c'est comme le vélo : ça ne s'oublie pas. Pour peu qu'on lui donne sa chance, tout chômeur est capable de se remettre en selle et faire preuve d'une grande reconnaissance vis-à-vis de l'employeur qui lui a accordé sa confiance.
L'employabilité est une invention récente, et un mot à la mode. A une époque où l'emploi n'était pas à ce point une denrée rare et où la dictature des diplômes était inexistante, les employeurs embauchaient en se donnant la peine de former leurs nouvelles recrues. Par exemple, nombre de femmes qui s'étaient arrêtées plusieurs années pour élever leurs enfants réussissaient à réintégrer le monde du travail. Quant aux hommes, ils pouvaient changer de boulot comme on change de trottoir.
Le mot "employabilité" (et son contraire, l’"inemployabilité ") est apparu avec le chômage de masse, quand il s'est mis à produire un chômage de longue durée qu'il fallait stigmatiser, faute de vouloir y remédier. Mais il y a vingt ans, ce critère n'existait pas ! Aujourd'hui, il est vendu à toutes les sauces : parler d'employabilité, ça fait savant et c'est tendance.
L'inemployabilité des chômeurs est entretenue. En effet, aujourd'hui, les recruteurs exigent des profils de plus en plus pointus. Le candidat, même pour une paie de misère, doit correspondre parfaitement à nombre d'exigences plus ou moins justifiées et être opérationnel de suite : pas de temps à perdre, les profits doivent être dégagés immédiatement.
Mais pour rester «employable», il faut rester formé. Or, sur ce point, on note un désengagement croisant des entreprises vis-à-vis de leurs salariés, surtout lorsqu'ils atteignent la quarantaine, et les pouvoirs publics sont particulièrement défaillants puisque moins de 10% des chômeurs accèdent à une formation. Leur inemployabilité est donc entretenue (au même titre que le chômage et la précarité) et s'aggrave, puisque les salariés et privés d'emploi qui bénéficient de formations sont les mieux lotis tandis qu'on abandonne ceux qui en ont le plus besoin.
La pénurie d'emplois entretient le mythe. Juste avant la crise, une étude de l'ACOSS avait réparti la mobilité professionnelle comme suit : 40% s'effectuait en interne (changement de poste, mutation, promotion…), 30% en externe (quitter une entreprise directement pour une autre), tandis que seulement 2 postes libérés sur 10 bénéficiaient à des chômeurs (surtout les plus qualifiés), et 1 sur 10 à des jeunes entrant dans l'emploi... Depuis, la mobilité professionnelle serait au point mort et les rares emplois disponibles s'obtiennent par "cooptation" et "relations" (réseau). Plus que jamais, l'offre est dérisoire et la demande énorme. Dans ces conditions, les chances données aux chômeurs se rapprochent de zéro...
Plus ça va, plus le marché de l'emploi ressemble à un cercle fermé où les places disponibles sont réservées à ceux qui sont dedans. Un salarié débauché par un chasseur de têtes sera remplacé par un autre salarié fraîchement débauché ailleurs, etc, etc. Les employeurs disent ouvertement préférer recruter un salarié déjà en poste plutôt qu'un chômeur. Tant pis pour ceux qui ont été exclus de ce cercle très select : pestiférés, on les condamne à rester durablement dehors. Tout cela commence sérieusement à sentir le renfermé...
L'employabilité est un critère discriminatoire de plus. Qu'on se le dise : qu'il soit trop jeune, trop vieux, trop atypique, trop ou pas assez diplômé… donc pour ces mille raisons rejeté du marché du travail, un chômeur n'est pas "inemployable" mais d'office catalogué comme tel — et en plus, on le convainc qu'il l'est !
Face au choix immense des recruteurs, cette notion fallacieuse devrait se rajouter aux 18 critères constitutifs reconnus par la loi : origine nationale ou ethnique, patronyme, sexe, grossesse, situation de famille, apparence physique, âge, état de santé, handicap, opinions politiques ou activités syndicales, convictions religieuses, mœurs, orientation sexuelle, caractéristiques génétiques... Critères auxquels manque cruellement celui de la discrimination sociale, qui englobe le vulgaire «racisme anti-pauvres» et la discrimination socio-professionnelle comme la situation de chômage, où l'employabilité joue un rôle de caution en forme de paravent.
Pourtant, un chômeur n'est pas par définition un fainéant mais une personne qui a perdu involontairement son emploi et désire ardemment en retrouver un… jusqu'à ce que le découragement et le dégoût le gagnent avec, à la clé, soit la dépression (et parfois le suicide), soit la haine des patrons. Recruteurs, employeurs, un chômeur que vous sortirez d'une longue période de disette vous le rendra bien car, plus que d'autres, il sera heureux de reprendre le chemin de l'entreprise et vous montrer de quoi il est capable. Il est temps de réviser vos pratiques, car persister dans le préjugé et le clonage est non seulement imbécile mais digne… d'un "inemployable".
SH
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